« J’aimerais pouvoir lire Katherine Hayles en français, et quelques autres aussi… » est paru dans la revue MCD #66. Il n’aura échappé à personne que ce site Web tire son nom de l’ouvrage de Katherine Hayles, Writing Machines. Je tiens ici à la remercier.
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Les livres de Katherine Hayles ne sont pas (encore) traduits en français. Comme d’ailleurs ceux de Jay Bolter, Friedrich Kittler, Mark Hansen, Siegfried Zielinski et bien d’autres. Certes l’anglais est la langue dominante de la communauté scientifique internationale, mais il existe aussi en France une tradition qui veut qu’une pensée étrangère ne soit vraiment mise en débat que lorsque son auteur a été traduit. Certes, il y a des passeurs, ces chercheurs qui dans les questions qu’ils abordent citent aussi leurs sources et ne craignent pas de rendre explicites des points de désaccord.
Mais si les livres de Katherine Hayles n’ont pas encore été traduits, cela tient sans doute davantage à l’oblitération dont la théorie des média, et en particulier la pensée de McLuhan, a été victime depuis les années 1970. On se souvient des mots très durs de François Châtelet, qui était alors un philosophe qui comptait au sein des jeux des savoirs et des pouvoirs, à l’égard des livres du théoricien de Toronto. Lisons ou relisons à ce sujet Pour ou Contre McLuhan. En retour, combien de penseurs français ont été plus ou moins contraints à un exil, physique sinon intellectuel !
« Materiality of the artefact can no longer be positioned as a subspecialty within literary studies ; it must be central, for without it we have little hope of forging a robust and nuanced account of how literature is changing under the impact of information technologies ». Cette phrase, on la trouve dans Writing Machines, page 19. Ce livre atypique, dans ses prises de position et dans sa forme (il a été conçu avec la designer Anne Burdick), paraît en 2002. Comme dans ses autres ouvrages, notamment My Mother was a Computer, « Kate » Hayles y conduit une réflexion théorique universitaire en y intégrant une autobiographie fictive. Les écritures sont en pleine mutation, qu’il s’agisse des supports avec lesquels on écrit ou de la manière dont on écrit. C’est d’ailleurs lié. Elle n’est pas la seule à le dire, mais elle est une des rares universitaires à mettre en œuvre ce qu’elle pense en l’inscrivant dans la matérialité de ses propres textes. A la manière d’un McLuhan en somme, qui a écrit certains de ses livres comme un designer. Writing Machines est donc un livre qui joue sur la forme autant que sur le fond. Polices, tailles, mise en page, tout dans ce livre transpire l’ordinateur.
Il faut dire qu’il y est question de la littérature électronique, ou plutôt des écritures littéraires du point de vue de l’environnement numérique. Cela concerne aussi bien les écritures hypertextuelles (comme Lexia to Perplexia de Talan Memmott) – des textes qui ne se lisent qu’avec des machines et qui ne prennent sens qu’avec elles – que des romans imprimés jouant avec les matérialités de l’écrit (tels que House of Leaves – La Maison des Feuilles – de Mark Danielewski). Il y a sans doute plus qu’un effet de l’environnement numérique dans La Maison des Feuilles, dans la mesure où toute une tradition nord-américaine, de B.S. Johnson (Albert Angelo) à aujourd’hui Adam Levin (Les Instructions) en passant par Douglas Coupland (Microserfs) ou Jonathan Safran Foer (Hayles analysera son roman Extrêmement fort et incroyablement près), interroge la technologie de l’écrit au sein même de l’écriture. Ces « technotextes », pour reprendre le concept forgé par Hayles, cette attention portée à la matérialité de l’écrit, de la lettre et de son inscription jusqu’aux « trous » du texte, ne s’inscrivent-ils pas aussi dans une culture liés aux Pères Pèlerins, comme le suggère le chercheur Mathieu Duplay, lesquels retrouvaient ainsi une approche talmudique du texte ? Sans doute n’est-ce pas un hasard si la littérature électronique – le code est une écriture – et les écritures du réseau ont pris un tel essor aux États-Unis, car pour relier la signification à sa matérialité, il fallait aussi que cela soit une manière d’écrire, de lire et de partager le texte.
Mais revenons à l’auteure de Writing Machines. La force des analyses de Katherine Hayles est de dépasser la question des conditions ou déterminations techniques matérielles du texte en interrogeant leurs relations au corps. On lui doit en 2007 un article intitulé « Hyper and Deep Attention : The Generational Divide in Cognitive Modes », qu’elle évoque aussi dans son précieux ouvrage Electronic Literature. Constatant qu’elle ne pouvait plus demander à ses étudiants de lire un roman entier et qu’elle était contrainte d’étudier avec eux des histoires courtes, Hayles attire l’attention des chercheurs sur celle des lecteurs. En gros, votre capacité d’attention n’est pas la même selon que vous ayez joué au jeu vidéo ou lu Tolstoï. D’où la nécessité de distinguer l’attention profonde (la capacité de lire un Tolstoï de manière continue) de l’hyper attention (la capacité de comprendre un algorithme ou d’être multi-tâches). On assiste aujourd’hui à un tournant générationnel qui nous fait passer de l’une à l’autre. Loin de penser qu’il s’agit d’une régression (la critique apportée par Stiegler au texte de Hayles est ici sans enjeu), Hayles y voit un élément parmi d’autres qui rend compte des mutations des formes de l’écrit, dont la littérature hypertextuelle électronique est notamment mais pas exclusivement l’une des formes.
L’ère est-elle alors à la post-humanité (et, par conséquent, au post-humanisme) ? Nous sommes seulement des êtres vivants, répond Hayles, et ceux-ci se définissent par rapport à leur environnement. Ainsi, la technologie n’est ni seulement une extension du corps (impliquant une amputation perceptive nécessitant alors une remédiation) comme chez McLuhan et les mcluhaniens (Jay Bolter, Richard Grusin), ni seulement ce par quoi le corps, construit par un réseau de discours, prend conscience de ses possibilités (Friedrich Kittler). La technologie doit être aussi « incorporée » (par le corps, donc) pour acquérir un sens. En d’autres termes, il n’y a pas de déterminisme entre la technologie et le corps, mais un va-et-vient entre les représentations, leurs significations, et les possibilités de percevoir et d’agir. Le post-humanisme est une construction que l’on doit à l’entrelacement de l’histoire de la cybernétique, de l’informatique, de la littérature et des représentations du corps. Quant à nous (le corps, l’écrit et la technologie), nous mutons. C’est ce que nous apprend ce livre, à lire (à traduire) sans faute, How we became Posthuman ! Que notre représentation du corps est une production de la technologie de l’écrit. Que la cybernétique, qui a forgé les concepts fondamentaux de l’informatique, est tout autant une aventure scientifique et philosophique qu’une aventure littéraire.
Emmanuel Guez, 15 février 2012.