« Les collectifs du web – d’etoy à kom.post » est un article publié dans la revue Scènes, n°32.
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En 1999, le collectif d’artistes Internet Etoy fut attaqué en justice par le site américain de jouet en ligne eToys, sous prétexte qu’il avait enfreint la loi sur les marques commerciales. Loin de capituler, Etoy inventa un jeu en ligne intitulé Toywar, invitant les internautes à se livrer à des attaques de toute nature contre le site d’eToys. Cela allait du dénigrement sur des forums à la corruption de fichiers sur les serveurs d’eToys en passant par des attaques par déni de service (attaque consistant à bloquer un serveur Web en lui envoyant un nombre très important de requêtes). Etoy obtint finalement la capitulation sans condition d’eToys, la société ayant perdu plusieurs milliards de dollars US en valeur boursière au cours de ces attaques.
Depuis une quinzaine d’années, quelques collectifs artistiques, dans la veine d’Etoy, produisant généralement avec le Web ou dans l’esprit du Web, dépassent le cadre conventionnellement fixé de l’art comme représentation et comme spectacle, afin de proposer des dispositifs organisant des moments d’actions collectives supposant la participation des internautes. Participation. Quel sens faut-il alors donner aujourd’hui à ce terme, un terme associé à l’art dès les années 60, avec notamment les textes de Guy Debord et les happenings d’Allan Kaprow, un terme aujourd’hui galvaudé et sans doute déprécié depuis qu’il est devenu un argument (faussement) politique ?
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Quand le Web avait trois ans, en 1993, la revue The New Yorker fit paraître un dessin avec cette phrase – désormais bien connue tant elle a été détournée par la suite – de Peter Steiner : « On the Internet, nobody knows you’re a dog » < Sur Internet, personne ne sait que vous êtes un chien >. L’Internet, dont le Web n’est qu’une application, est structurellement dépourvu de centre. En ce sens il permet l’anonymat. L’Internet, pour fonctionner, n’a pas besoin d’un auteur, d’une signature renvoyant in fine à un état-civil, mais seulement d’un protocole qui permet à une machine de s’adresser à une autre machine. Cette nouveauté, à l’époque, dans l’économie du savoir, de l’écriture et de l’action intellectuelle à distance, offrit l’occasion à des artistes devenus informaticiens ou à des informaticiens devenus artistes, puis en quelques années à n’importe quel utilisateur du web, d’explorer la force de l’anonymat et de l’action collective dans l’art. Dans le monde de l’art, la signature faisait – et fait encore souvent l’œuvre d’art. Avec La Signature, Marcel Broodthaers s’en était amusé en réduisant une œuvre picturale à sa simple signature. Les membres d’Etoy, quant à eux, sont restés anonymes. Autrement dit, les collectifs issus du Web prirent très rapidement la première caractéristique de leur environnement technologique : la dissimulation et l’anonymat. Avec une conséquence immédiate : une production artistique sous un nom collectif sans que l’on puisse connaître le nom des membres du collectif.
Le collectif ®™ark <Artmark> poussa la logique d’Etoy à son terme en dotant le collectif d’une structure juridique déposée au registre du commerce américain, tout en maintenant l’anonymat de ses membres. Ce dernier collectif est surtout connu pour avoir lancé, en 1999, le site GWBush.com, qui, en période électorale, invitait les internautes à effectuer des sondages sauvages et à les rendre public – ce qui conduisit d’ailleurs George W. Bush à dire que la liberté sur Internet devait être « responsabilisée » (autrement dit, limitée)… Depuis 2006, les Anonymous brouillent les cartes habituellement distribuées entre l’art et la politique. Le collectif procède par attaques par déni de service contre les sociétés commerciales (Mastercard, Sony), les États (Iran, Tunisie) ou les sectes (l’église de la Scientologie) qui mènent des actions contre la liberté de la diffusion de l’information ou de l’accès au réseau Internet. A l’image d’Etoy ou de ®™ark, l’action des Anonymous ne peut se faire sans la participation de plusieurs centaines d’internautes rassemblés pour l’occasion grâce à des forums garantissant l’anonymat (comme www.4chan.org). Rappelons que si, pour la Toywar, il y eut environ 2000 participants, il y en a actuellement plusieurs milliers pour mettre en œuvre les actions des Anonymous. Si la dimension politique du collectif est évidente, Anonymous est aussi considéré comme un collectif artistique, tant l’aspect performatif, associé à une mise en scène sur le Web et en dehors, a été et demeure important lors de chacune de ses actions. C’est pour ces raisons que le collectif a d’ailleurs été choisi par Christophe Bruno, artiste et commissaire de l’exposition en ligne : Identités précaires – Cycle « side effect ».
À l’époque de la bulle Internet (avant 2000), la structure interne des collectifs du Net reste celle des collectifs du 20e siècle : une avant-garde éclairée s’appuyant sur la participation des masses pour mener à bien ses desseins. À une exception près toutefois : l’anonymat. Cette avant-garde est en effet tout aussi anonyme que les masses, en se dotant parfois d’une identité collective et multiple, appropriable par tous. Le collectif emblématique de cet esprit nouveau en ces années 1990 porte le nom de Luther Blissett Project. Le collectif, qui a œuvré dès 1994 et dont les membres étaient anonymes, a élaboré des canulars jusqu’en 2000, usant notamment de courriels afin de mettre en relief le mode de fonctionnement des mass médias. À de multiples reprises et par des actions stupéfiantes, le collectif a montré que les mass médias fonctionnent sur la double logique de l’identification (notamment par la biographie) et de la domination symbolique. Par exemple, Luther Blissett, lui-même entité fictive mais bien réelle sur le Web, inventa un performeur répondant au nom de Darko Maver. Incarcéré pour son art par les autorités serbes, Darko Maver bénéficia d’une campagne de soutien orchestrée par le collectif. Beaucoup de critiques, de commissaires d’expositions et d’artistes s’y laissèrent prendre. Pour finir, le collectif annonça la mort de l’artiste, suite à un bombardement de sa prison par l’OTAN, en publiant dans la presse les photos de son cadavre (glanées en réalité sur www.rotten.com). Bien qu’initialement localisé à Bologne, le collectif – rejetant toute idée d’autorat et de copyright – essaima à travers le monde entier, chacun pouvant se revendiquer (et prendre le nom) de Luther Blissett, ce que ne manquèrent pas de faire les créateurs de Darko Maver, Eva et Franco Mattes. On notera que la dimension performative de la déclaration d’appartenance est l’une des clefs de ces collectifs de l’Internet, un Internet dont on considérait alors – à juste titre – qu’il s’autorégulait par lui-même et qu’il n’avait pas à être organisé de l’extérieur.
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Si tous les collectifs du Net ont, dès le début et sous l’effet même du Web, fait dépendre leurs actions d’une participation anonyme, massive et engagée des internautes, les choses ont évolué depuis 2006, avec le Web dit « 2.0 », également appelé « Web participatif » et marqué par le développement des réseaux sociaux. Les collectifs du Web 2.0 ne sont pas si ouvertement subversifs que Etoy, les Anonymous ou encore Luther Blissett. En outre et surtout, les collectifs du Web 2.0 n’ont pas nécessairement l’Internet ou le Web comme médium ou objet artistique principal. Ils en sont toutefois l’effet immédiat et en transpirent, à ce titre, la caractéristique principale : faire de l’utilisateur la source de contenus. C’est le cas avec kom.post, un collectif pourtant tourné vers les arts de la scène. À vrai dire, les collectifs du Web 2.0. ont intégré les principes du Web 2.0 dans leur structure même.
Créé en 2009, kom.post est un collectif qui fonctionne sur la base d’une participation intermittente des artistes. Cette conception du collectif est en phase avec l’époque actuelle, où l’engagement, quelle qu’en soit la nature, est toujours pensé selon une certaine durée. À ce jour, le collectif compte une trentaine d’artistes européens, avec pour chacun d’eux des degrés variables d’implication. Aucun artiste n’appartient à kom.post. En retour, chaque artiste reste libre de mener ses projets personnels, voire d’œuvrer avec d’autres collectifs. Et chacun est libre de participer ou pas à telle ou telle action proposée par tel(le) ou tel(le) artiste. Cette liberté doit être assumée, dans la mesure où le collectif exclut l’anonymat de ses membres, chacun étant compris comme un être singulier et responsable, affirmant ses choix artistiques et devant donc conserver son nom. Pour cette raison, kom.post exclut tout projet collectif. Au contraire, chaque projet kom.postien possède son ou ses porteurs de projets ; le nom de kom.post ne désignant qu’une adhésion au processus de travail.
L’idée d’une participation ouverte et assumée a un effet direct sur le processus créatif. Chez kom.post, le projet n’est pas premier. Un projet, à vrai dire, ne concerne que les institutions culturelles, quand il s’agit de montrer quelque chose. Pour kom.post, le projet n’est qu’une ponction, à un instant précis, d’un protocole en cours, correspondant à une demande institutionnelle, à une commande par exemple. Avant – mais aussi après – cette ponction, la production artistique de kom.post consiste en un processus permanent correspondant à un protocole de travail collectif, requérant l’utilisation des sites de clavardage ou les courriels, compte tenu de l’éloignement géographique de ses membres. Le principe participatif joue ici pleinement son rôle. Un protocole est une proposition qui aura été commentée par les autres membres du collectif. L’idée selon laquelle, dans l’art contemporain, c’est le commentaire qui fait l’œuvre, est ici poussée à son terme. Le commentaire est institué (et archivé) comme mode de validation interne, avant même qu’il ne soit question de validation externe, par les spectateurs ou les institutions culturelles.
Le principe du commentaire, si caractéristique du Web, vaut aussi pour l’intégration des nouveaux kom.postiens. Respectant le principe de la communauté ouverte, les nouveaux candidats du collectif ne sont soumis à aucun critère a priori ni à aucun parrainage formel. N’importe quelle personne, dotée d’une proposition artistique, peut solliciter n’importe quel artiste de kom.post, lequel est tenu de la soumettre à la communauté des kom.postiens. Si cette proposition n’est pas – ou pas suffisamment – commentée, la candidature sera rejetée. Dans le cas inverse, elle intégrera un protocole de travail existant ou donnera naissance à un nouveau protocole. A l’image du Web, les concepts de reprise, d’appropriation et bien évidemment de recyclage sont au cœur du processus de travail du collectif. Ainsi tout artiste, ayant intégré kom.post, est-il tenu d’abandonner tous ses droits sur ses idées. En d’autres termes, en associant la logique de la participation à celle de l’appropriation – deux logiques que l’on retrouve dans tous les projets de kom.post, lesquels invitent à chaque fois le spectateur à nourrir un dispositif pré-établi (Speech, La Fabrique du Commun, Do It Yourself, …) –, kom.post est bel et bien, de par sa structure et son mode de fonctionnement, l’enfant de son époque et de son environnement technologique.
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Mais, si l’époque est à la démocratisation du savoir et de l’information et au retour de l’action collective médiatisée par les réseaux sociaux, la pensée critique, encore bien tangible chez les collectifs Internet dans les années 1990, semble en revanche s’éloigner des collectifs du Web 2.0. Que peut signifier la participation des internautes ou des spectateurs quand, depuis 2006, le Web a fait du consommateur un travailleur gratuit qui, en échange d’une satisfaction narcissique, nourrit les profits de quelques multinationales du Web plus ou moins concentrées ? Depuis 2006, le Web s’appelle Facebook et Google (ou YouTube) ; or, YouTube (ou Google) et Facebook ne s’enrichissent que grâce à la participation des internautes, une participation comparable au travail gratuit du client, comme le montre Marie-Anne Dujarier, dans Le travail du consommateur. Le Web 2.0 a fait passer le Web de la circulation des marchandises à la marchandisation de ses clients. Les pratiques artistiques des collectifs se réclamant de la participation de l’internaute ou du spectateur, dans un contexte 2.0, conservent-elles leur dimension subversive ou ne sont-elles que l’expression d’une tendance idéologique venue tout droit d’un mode de production économique nouvellement dominant ? C’est à cette question que doivent répondre les collectifs du Web. Car il ne suffit pas d’interpréter l’Internet, il faut aussi le transformer. Mais ceci est sans doute une autre histoire.
Emmanuel Guez, 9 mai 2011.
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(13) Complément à l’article ci-dessus, publié en juillet 2011, après un échange avec Camille Louis, l’une des deux fondatrices de kom.post.
Le collectif de net.art Etoy.com opérait et agissait à la fin des années 1990. Son conflit avec etoys.com est à l’origine de la Toywar. Ses membres étaient anonymes. Son mode d’action était celui de la lutte, de la confrontation, de la dialectique de l’ami et de l’ennemi. Assis sur une pensée critique du capitalisme, une pensée post-marxiste – donc supposant Marx –, Etoy s’en prenait aux forces capitalistes numériques en pleine expansion. À la même époque, les artistes du net – des cyber-féministes (Cornelia Sollfrank, VNS Matrix) aux collectifs anonymes (RTMark, Luther Blissett) – bousculaient des multinationales en gestation, un monde de l’art sexiste ou hypocrite, des États autoritaires, un monde religieux tartuffe. Les enfants de cette époque sont les Anonymous.
Cette époque est celle d’une utopie qui s’est en partie réalisée, celle d’un monde unifié par un réseau qui rend toutes les informations si proches et immédiates, ou encore celle d’un monde où chacun peut, avec une auto-légitimation déconcertante, apporter sa contribution au savoir planétaire.
Depuis cette époque, le Web a fait de l’internaute non seulement son premier travailleur, mais aussi sa principale marchandise.
Avec le Web 2.0 (celui de Facebook) un nouveau modèle de collectifs artistiques et politiques apparaît. Je pense par exemple à un collectif que j’apprécie parce que ses membres renouvellent le mode de fonctionnement de la création collective. Je pense à kom.post, inventé à la fin de la dernière décennie. Incarnant son époque, kom.post pratique la contribution, la participation, l’appropriation, la reprise. Il donne la parole à tous ceux qui veulent la prendre, il refuse la hiérarchie et la frontalité, il fait du commentaire la matrice de toute action et de tout discours. En ce sens kom.post est un collectif à la fois artistique et politique. L’Histoire – si ce concept a encore un sens – est avec lui. Il parle open source et pensée globale et les actions collectives, ici ou en Tunisie, sont le signe de premières victoires qu’il partage volontiers avec les logiques anciennes, les logiques conflictuelles et dialectiques d’avant ce Web-là.
Les nouveaux collectifs du web : des « amis » sans ennemi(s) ?
Mais à l’instar de la matrice capitaliste, kom.post pense « amis » et ignore l' »ennemi ». La pensée critique et la dialectique – ces vieilles lunes – lui font défaut. Que faire alors des nouveaux modes d’aliénation qui, tout en revendiquant un esprit participatif, commercialise en réalité la mémoire et les histoires individuelles ? Kom.post n’a pas de réponse et s’en moque, parce qu’il n’a pas de réponse toute faite, parce qu’il n’y a plus de réponse toute faite. C’est sa force par rapport à ces collectifs que l’on qualifiait d’avant-garde. Mais c’est aussi sa faiblesse. Quelle que soit l’époque, les autoritarismes (empire, fascisme, …) s’appuient sur les masses. Avec le Web, la puissance des masses est démultipliée. Que le nouveau « fascisme » parvienne à séduire la jeunesse smartphonée, rien ne pourra l’arrêter… jusqu’à sa prochaine chute ! Reste à savoir quel en sera le prix. Kom.post jouit de son époque et du monde de l’art qui se transforme. Parce qu’il le comprend, il participe à sa transformation. C’est déjà beaucoup. Mais cette transformation, que vaut-elle ? Peut-on encore distinguer l’Internet, Google ou Facebook ? De quoi les concepts de participation et de partage sont-ils pleins aujourd’hui sinon d’une certaine vision défendue par le capitalisme numérique avancé ? Ici l’ennemi refait surface. L’enjeu est maintenant de ne pas voir les belles idées du partage, de la reprise etc. se dissoudre dans la vision du monde de Facebook, un monde d' »amis » sans « ennemis ».