Une génétique de l’image est un texte critique publié par la Galerie Doxart (Lyon) à l’occasion de l’exposition « Sakura Zensen » de Vincent Roumagnac, du 20/9/2008 au 11/10/2008.
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Un objet d’art fatigue, et pour tout dire ennuie, si son médium n’est pas exploré par l’artiste. Au mieux, il offre un plaisir sans suite, celui du goût et du dégoût, du gag et de l’effet de surprise, de la tension dramatique, plus généralement un divertissement qui se consomme plus ou moins rapidement, mais s’il ne contient pas la marque d’une telle exploration, il lui manquera encore de stimuler l’intelligence. L’explorateur qui se fraie un chemin sur des terres inconnues se doit de comprendre le lieu où il se trouve, les populations qu’il y côtoie, les êtres vivants qu’il y rencontre, et ce jusqu’au moindre détail, faute de quoi il sait qu’il peut y laisser sa peau. Un artiste stimulant offrira le récit de ses expériences par le médium même qu’il côtoie et qu’il doit inviter, sinon forcer, à parler.
Montrer le récit du médium dans l’objet qu’il produit, c’est le défi de l’artiste stimulant. De quoi la photographie numérique est-elle matériellement faite ? Comment le cerveau perçoit-il l’image ? Autant de questions que le photographe numérique cherchant à explorer son médium est conduit à se poser. Il y en a encore beaucoup d’autres et chaque artiste interroge le médium à sa façon : untel explore ses effets sur les sens, tel autre sur les émotions, ou encore sur la logique, sur la communication, sur l’art, sur sa diffusion, etc… Ces questions appartiennent à l’artiste et à nul autre. Lui seul doit et peut interroger l’être technique qu’il manipule, lui seul doit et peut en sonder les secrets, sa logique propre, ses déterminations et ses limites, sa génétique. C’est la définition même de son métier. Et, dans le domaine si concurrentiel de la photographie numérique, cette démarche exploratoire est certainement l’un des derniers éléments qui permet de distinguer l’artiste de la foule innombrable d’amateurs talentueux, tant la photographie numérique est aisée d’usage et offre rapidement satisfaction.
Sakura Zensen est l’œuvre d’un explorateur. Roumagnac propose au visiteur un ensemble architectural à format réduit, des bâtiments formant un espace urbain, réalisé à l’aide de photographies miniatures rectangulaires imprimées sur du papier plié et tenu par des trombones. Ces centaines de miniatures sont réellement les briques de ces constructions. Réellement, j’insiste. Au premier regard, le visiteur devine assez vite que la brique comme concept-matériau fait ici se confondre le motif et la texture de l’image. Chaque brique-miniature est elle-même composée de minuscules briques rectangulaires ou pixels montrés en tant que tels. Il en ressort des quasi-monochromes aux formes crénelées et aux couleurs numériquement dégradées. À ce niveau, l’on pourra s’amuser de la mise en abyme du procédé numérique et, pour le critique soucieux des classements, le travail de l’artiste se rapprocherait d’un Pixel Art impressionniste abstrait. Mais il y a plus. Les pixels imprimés sont prélevés sur des photographies numériques réalisées par l’artiste lors de son voyage au Japon. Parmi ses photographies originales, que le visiteur ne verra jamais, comme si l’artiste s’interdisait de montrer un Japon de plus ou comme s’il combattait le penchant naturel de la photographie numérique à entretenir les clichés, l’artiste a choisi les prises de vue des matériaux réels (verre, béton essentiellement) composant les immeubles des villes japonaises. Nous atteignons ici un second niveau de mise en abyme. Les briques-miniatures, qui sont autant d’échantillons de la ville nouvelle et artificielle, sont aussi les échantillons des images sombres, bleues, vertes, grises et noires, des matériaux réels, ces « briques » de verre et de béton qui ont servi à construire des immeubles élevés eux-mêmes comme des « briques ». De la ville réelle à la ville quasi-réelle de Roumagnac, tout est affaire de briques. Comme tout objet d’art, cette dernière ne représente certes qu’elle-même, mais elle conserve ici comme génétiquement la trace des composants d’une ville réelle dont elle n’est finalement que le prolongement. Entre le réel et le virtuel, il n’y a donc aucune rupture, plutôt une continuité formelle et matérielle. Il n’y a au sein du réel aucune transcendance à chercher, aucune hiérarchie à établir entre ce qui serait réel et ce qui ne l’est pas. Le réel se déploie seulement en images, de la ville japonaise réelle à la ville digitalisée de Roumagnac.
Avec sa ville, Roumagnac réalise artisanalement une photographie urbaine synthétique en trois dimensions. Ce qu’il faut relever, c’est que la sophistication technique s’arrête au niveau du traitement de l’image plane, la construction de la ville elle-même se faisant par empilement de boîtes en papier pliées artisanalement. Pourquoi Roumagnac s’est-il arrêté à ce moment-là du processus ? C’est que justement le processus de fabrication, qui doit être visible dans l’objet final, interroge la nature de la représentation dans la photographie numérique. Dans le numérique, où l’image est formée d’un nombre calculable de pixels, l’œil et le cerveau la reconstruisent, exactement comme dans l’art de la mosaïque ou la télévision. La photographie argentique de qualité nécessite de ce point de vue une moindre participation. En reconstruisant dans un espace à trois dimensions l’image altérée d’une ville composée de plusieurs centaines de boîtes en papier, assemblées mais instables comme la terre nippone, définitives dans leur élaboration mais fragiles et éphémères dans leur conservation, Roumagnac propose le double récit de la construction de l’image numérique et de la construction des villes modernes.
Il était prévisible que cette matérialisation inattendue de l’image numérique donne naissance à un ensemble d’une fragile légèreté. Le numérique n’a pas l’habitude d’être soumis à la gravitation. Mais qu’est-ce que la matière physique ? Si je m’en tiens au discours scientifique, la matière physique est faite de particules vibrant dans le vide. Quelle est l’allure exacte de ces particules en mouvement ? Nul ne le sait, sinon à définir l’allure d’un être à l’aide de quelques équations qui le définissent. De la matière, on ne possède que des modèles. Reste que de l’infiniment petit à l’infiniment grand, les modèles soutiennent que la structure même de la matière est faite de vide bien plus que de plein et que ce que nous croyons inerte est en réalité en perpétuel mouvement. Pas plus qu’il n’y a de rupture entre le réel et le virtuel, il n’y en a entre l’inerte et la vie. Les sciences et les nouveaux média mettent en question ces distinctions du passé. À l’heure où l’expérimentateur scientifique parvient à lier l’électronique et le biologique – que l’on pense aux travaux du Dr. Warwick, pourquoi faudrait-il une nouvelle rupture entre les briques atomiques – entendez les particules vibrantes de la matière et les briques génétiques formant la matière vivante. Une nouvelle fois encore, tout est affaire de briques. Roumagnac propose ici un autre récit, celui de la matérialité de notre monde dit réel. Comme il le fait pour les briques des bâtiments japonais, il prélève visuellement les pixels composant ses images de cerisiers en fleur. À la manière du biologiste, il en prélève un échantillon, élément simple d’une nature naturée. Les briques-miniatures conservent alors elles aussi les propriétés génétiques de leurs origines, et comme les fleurs éphémères dont elles sont issues, elles s’exposent au vent et finissent leur course en tapissant le sol urbain, celui d’une ville virtuelle ou d’une galerie d’art. Roumagnac expérimente en quelque sorte la manipulation génétique en photographie. Les photographies originales, quant à elles, demeurent dans la mémoire électronique d’un ordinateur, cantonnée à sa fonction de bibliothèque intime au sein de l’atelier électronique du voyageur. Sur certaines miniatures dont les pixels proviennent de photographies des fleurs de cerisiers, un regard attentif et imaginatif verra peut-être comme l’image numérique météorologique du Sakura Zensen, le front de la floraison des cerisiers.
Emmanuel Guez, 20 septembre 2008.