« Internet et démocratie » est paru dans le n°33 de la revue Scènes.
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Dans Bienvenue dans le désert du réel (2001), Slavoj Zizek décrit notre monde, un monde post-politique, une société de consommation hédoniste, où toutes les idées se valent et se tolèrent. Zizek y déplore l’inter-passivité des esprits connectés, où l’« action politique » des individus se limite à l’agitation virtuelle des blogueurs et des pétitions en ligne. Dix ans plus tard, la jeunesse d’Europe et de la Méditerranée a prouvé que les peuples n’ont pas perdu leurs mains. « Révolutions » en Tunisie et en Égypte, « mouvement des indignés » en Espagne, « émeutes » au Royaume-Uni… En janvier 2011, la rue tunisienne fait tomber la dictature de Ben Ali. En février, c’est au tour du président égyptien, Hosni Moubarak, de quitter le pouvoir. En mai dernier, l’Espagne affaiblie économiquement par la crise financière européenne vit au rythme des manifestations massives des « indignés ». Plusieurs dizaines de milliers de jeunes diplômés au chômage occupent la Puerta del sol pendant plusieurs jours. Au mois d’août, Londres, Birmingham et Manchester sont le théâtre d’affrontements violents entre la police et des jeunes des quartiers pauvres.
Les mouvements protestataires de l’année 2011 trouvent-ils leur cause dans l’Internet des réseaux sociaux ? Une polémique aussi courte qu’inféconde est apparue sur le Web et ailleurs, les uns pensant avoir trouvé l’outil de communication dont tous les combattants des injustices avaient toujours rêvé, les autres rappelant avec justesse que les peuples n’ont pas attendu Facebook ou Twitter pour se rassembler, s’élever contre l’ignominie ou faire chuter des régimes oppressifs. Les peuples se soulèvent depuis qu’il existe des riches et des pauvres ainsi que des oppresseurs et des opprimés. Ce n’est vraisemblablement ni Facebook, ni Twitter qui ont causé la chute du président Ben Ali mais plutôt la misère sociale conjuguée au sentiment d’impasse économique et culturelle des classes moyennes éduquées, auxquels s’ajoutent des humiliations continues, une oppression absurde révélée au monde entier par des blogueurs et militants qui luttaient depuis plusieurs années, et pour finir, un affaiblissement naturel du pouvoir charismatique (les dictateurs finissent mal en général). Les spécialistes de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient ont souligné le rôle de l’armée et, pour l’Égypte, celui des syndicats et de la télévision Al-Jazeera. Avec un certain recul, enfin, il est possible que, dans quelques temps, la révolution fasse retour à un ordre plus ancien, à peine différent de celui qui le précédait. Bref, s’il y a quelque chose de nouveau dans l’année 2011, nous ne la trouverons pas du côté des causes. Cherchons alors plutôt du côté des effets.
Les héros du printemps arabe se nomment Slim Amamou, Lina Ben Mhenni ou encore Wael Ghonim. Les deux premiers sont des cyber-militants tunisiens – le premier est connu sous le pseudonyme Slim404, la deuxième est une blogueuse, le dernier est le responsable du marketing de Google pour le Moyen-Orient. Le mouvement des « indignés » est né sur le réseau social Facebook. Au Royaume-Uni, les « émeutiers » coordonnent leurs actions grâce à la messagerie instantanée des smartphones BlackBerry (BBM). Aussi différents soient-ils, ces mouvements ont été marqués par un fait : les actions politiques protestataires s’écrivent aujourd’hui avec les nouveaux supports d’écriture.
Depuis la Révolution française, toute révolution s’écrit. Et ce sont ses écrivains qui la définissent. Toute révolution porte aussi sur les modes de pensée. En conséquence, une révolution invente aussi son mode d’écriture. Les héros de la Révolution Française se nomment Mirabeau, Marat ou Hébert, qui sont aussi de réputés gazetiers, libellistes ou pamphlétaires. Au XIXe siècle, alors que la presse est devenue un enjeu politique, Karl Marx publie des textes majeurs, non sous le format de livres, mais dans la Nouvelle Gazette Rhénane qu’il dirige alors. Au début du XXe siècle, la Pravda est au cœur de la révolution Russe. Au cours du XXe siècle, les médias changent, et les révolutions s’écrivent avec le cinéma, la radio et la télévision. Dans les années 1950, la radio est alors le média des déclarations politiques et des luttes. En 1958, cinq après le mouvement du 26 juillet, Che Guevara, âgé de trente ans, crée Radio Rebelde afin de diffuser les nouvelles des combats à Cuba. C’est par la radio, puis par la télévision que tous les coups d’Etat de l’ère moderne commencent, avec, dès les premières heures, la prise de contrôle de leur siège. Une telle idée paraîtrait aujourd’hui saugrenue tant, avec l’Internet, l’information provient de sources indéfinies et multiples.
Dénué de centre, l’Internet devient de fait le nouveau média par lequel la censure peut être détournée, qu’elle soit de droit (dans les régimes autoritaires) ou de fait (lorsque les contenus de la presse et l’étendue de sa diffusion sont déterminés par les intérêts qui les sous-tendent). En 1989, en Serbie, deux étudiants d’une vingtaine d’années fondent B92, une radio qui devient rapidement la voix de l’opposition. En 1996, le président serbe Milosevic décide de censurer les structures étudiantes. B92 diffuse alors ses programmes avec l’Internet, en flux continu, via des relais installés à Amsterdam et à Londres. Certes, à l’instar de l’Égypte, n’importe quelle puissance étatique peut décider de fermer tout accès à l’Internet. L’expérience a montré qu’il s’agit d’une décision dangereuse et inutile ; dangereuse, car elle revient à couper l’accès aux informations économiques ou à les réserver à une petite élite, ce qui ne fait pas taire les mouvements de protestation ; inutile, car il est possible de détourner la censure en faisant passer le réseau par le téléphone, comme l’a fait le collectif de hackers Telecomix. Avec l’Internet, il devient impossible de contrôler l’information. L’Internet devient alors ce qu’il faut contrôler, ce qui est structurellement impossible, à moins de le transformer en une autre chose.
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Il faut revenir en 2009. Cette année-là, dans le contexte des élections présidentielles iraniennes, l’opinion publique mondiale découvre que les réseaux sociaux Facebook et Twitter, moins coûteux, plus diffusés et plus faciles à composer que n’importe quelle affiche ou n’importe quel tract, sont les vecteurs d’une contestation publique massive. Le gouvernement iranien répond par une forte répression policière ainsi que par le filtrage et le brouillage de l’Internet. Pendant les deux années qui vont suivre, les militants de l’opposition iranienne et les agents gouvernementaux poursuivront leur lutte sur le réseau, les uns utilisant et perfectionnant des outils de connexion anonymes (comme le système Tor) ou d’anti-filtrage (comme Peacefire), les seconds améliorant sans cesse les outils de contrôle, de surveillance et de filtrage. Cette lutte donne naissance à une marchandisation de la lutte contre la contestation politique, tant les sociétés russes, américaines (Websense) et européennes ont été mises à contribution pour mener à bien la répression sur le réseau. Durant cette même période, des militants de l’opposition lancent des attaques par déni de service contre plusieurs sites gouvernementaux, le site Twitter étant une nouvelle fois utilisé pour mettre en œuvre ces attaques.
La contestation iranienne fait comprendre aux démocraties libérales que le réseau possède une fonction agonale par-delà la communication politique. Jusque-là, le réseau était perçu comme un outil électoral parmi d’autres, voire supérieur aux autres. Ce sera le cas avec Barack Obama en 2008. Ou à faire la guerre. Ce sera le cas en 2007, lorsque des militants pro-Russes, sans doute soutenus par la Russie, attaquent massivement les serveurs estoniens. À partir de 2009, les médias traditionnels et l’opinion publique prennent conscience que le réseau donne la parole au peuple et permet de coordonner des actions, en offrant la possibilité de prendre de vitesse les forces gouvernementales. Pendant une très courte période, la Pravda a, en son temps, rempli les mêmes fonctions. Lors de l’hiver 1913-1914, l’Europe se révolte et se met en grève suite à la crise économique et financière. La Pravda publie alors des lettres d’ouvriers et d’ouvrières Russes, nourrissant le sentiment général d’injustice et alimentant le climat insurrectionnel. À ces témoignages, le journal russe associe des analyses, des informations sur les débrayages, sur les heures et les lieux de rassemblement … Mais entre l’Internet et la presse imprimée, la différence est importante. Lénine dirigeait la Pravda. Personne ne dirige Internet. Cette prise de conscience a changé les termes de la lutte et a donné naissance à deux paradoxes. Pour les uns, il faut faire taire Internet, sans en supprimer l’usage. Le gouvernement iranien a ainsi déclaré vouloir créer un réseau spécifique au territoire iranien, un réseau indépendant et parallèle au réseau mondial. Pour les femmes et les hommes en lutte, il faut préserver Internet et le rendre accessible au plus grand nombre, sans être dépendant des industriels, lesquels ont tout intérêt à transformer l’Internet en un nouveau Minitel.
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La contestation iranienne puis arabe aura eu deux effets majeurs sur l’Europe. Jusqu’à la fin 2010, en Europe et en France en particiluer, l’Internet se résumait à cinq mots : « Terrorisme », « pédophilie », « addiction », « piratage » et « escroquerie ». Au nom de cette « vision » de l’Internet, qu’il pensait alors « civiliser », le gouvernement français a mis en œuvre un dispositif législatif organisant la traçabilité des données des internautes, préparant ainsi la fin de l’anonymat. Le printemps arabe a fait changer le discours européen pendant quelques mois. En mai 2011, le G8 et le Conseil Européen apportent leur soutien au printemps arabe et reconnaissent « le rôle joué par Internet en tant qu’incomparable outil de promotion de la démocratie et de stimulation de la croissance économique ». Mais aujourd’hui, l’Internet fait de nouveau peur à l’Europe. Pendant les « émeutes », le premier ministre britannique, James Cameron, demande aux industriels des réseaux sociaux et des messageries instantanées de coopérer avec la police et avec son gouvernement pour mettre un terme aux émeutes sociales qui secouent les villes britanniques. Le 16 août, la justice britannique condamne deux jeunes à quatre ans de prison pour avoir créé une page Facebook appelant à l’émeute. Le visage de la peur a changé. L’Internet n’est pas qu’un outil de promotion de la démocratie là où elle était absente. Il est devenu l’environnement politique d’une nouvelle génération qui demande que la démocratie ressemble à l’Internet.
Pour la première fois, ce n’est pas un peuple européen qui, le premier, en a expérimenté la portée. Les mouvements contestataires tunisiens et égyptiens ont fait germer l’idée qu’une démocratie horizontale, faite du partage du savoir, de l’accès aux sources et aux données publiques, à l’absence de censure était possible. En ce sens, ils ont « inventé » la première démocratie de l’Internet, comme les Grecs avaient inventé celle de l’alphabet et les Américains et les Français celle du livre imprimé. L’idée que les blogueurs et les internautes soient les gardiens de la démocratie est désormais une idée neuve dans le monde et cette idée, qui fructifiera, le monde en sera redevable aux Tunisiens. Face à un tel défi, l’ancienne génération – ou l’ancien monde culturel si l’on préfère – a pour réflexe de chercher à recentrer l’Internet. Paradoxalement, ses meilleurs alliés sont les industriels du net, Apple, Facebook ou Google, qui ont perdu l’esprit de leurs utopies premières. Les enjeux économiques veulent la fin de la neutralité de l’Internet (l’accès égal pour tous) et la fin de l’anonymat (sinon comment les profils dont ils font commerce pourraient être valorisés ?). Pour la nouvelle génération, en revanche, l’écueil est aujourd’hui de parer à l’esprit de la Restauration et l’anachronisme qui semblent de nouveau souffler sur l’Europe. Même s’ils ne durent jamais bien longtemps, l’histoire a montré qu’ils peuvent être synonyme de tyrannie. A l’heure où la Tunisie et l’Egypte viennent de s’en libérer. Le monde à l’envers en quelque sorte. Et c’est sans doute en cela qu’il y a révolution.
Emmanuel Guez, 22 août 2011.