« La littérature et les écritures du web » est paru dans le numéro 60 de la revue MCD, 2010.
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L’Internet rendrait idiot. Vieux débat entre la technique et la culture. Pourtant il y a urgence pour les arts de l’écrit de s’approprier en profondeur l’environnement numérique.
J’étais sur Twitter, perdu dans mes pensées et dans l’errance de mes clics. Tout à coup un Tweet d’Hubert Guillaud et j’apprends que le célèbre article de Nicolas Carr paru dans The Atlantic en juin 2008 « Est-ce que Google nous rend idiot ? » est devenu un livre en juin 2010 : The Shallows – What the Internet Is Doing to Our Brains (Les bas-fonds – Ce que l’Internet est en train de faire à nos cerveaux). La thèse de Carr est connue : l’Internet nous transformerait de l’intérieur, ferait perdre à nos cerveaux plastiques leur capacité de lire et de penser avec attention et nous éloignerait peu à peu de la contemplation. Bref, l’Internet entraînerait la mort de la grande littérature et de la philosophie occidentale. Facebook et Twitter enverraient insidieusement Tolstoï et Descartes au pilon.
J’apprends aussi qu’à peine sorti, ce livre a donné naissance à des réactions passionnées. Les arguments fusent de part et d’autres. Il est vrai que l’enjeu n’est pas anodin : quelques esprits éclairés pourraient y voir une bonne raison d’appliquer à l’Internet le principe de précaution. Une bonne raison de contrôler la libre information, le partage non-académique du savoir, les nouvelles voies de l’imaginaire et de la création. On se souvient de ces derniers mois quand est apparue, ici en Europe, l’idée de filtrer de façon a priori le Web pour le bien commun. Une idée pour l’instant abandonnée. Mais voici que la pensée est en danger, la (grande) culture menacée. Et j’imagine apparaissant bientôt sur nos navigateurs cette mention légale et obligatoire en noir sur fond blanc: « Attention, le Web tue (la pensée) ».
Dans l’autre camp, on argumente avec vigueur. Sur le site InternetActu, Hubert Guillaud rappelle que la thèse de Carr a ses réfutateurs, tandis que le psychanalyste Yann Leroux s’appuie en relativise la portée. Comparant la situation actuelle des Occidentaux aux Africains découvrant jadis la technologie de l’imprimé, Yann Leroux conclut ainsi son propos : « Sur Internet nous sommes tous des Africains ». Il ne croit pas si bien dire. McLuhan et Walter J. Ong avaient en leur temps théorisé ce premier effet de l’environnement électronique sur l’expression de la pensée : la fin de la suprématie de l’imprimé signifie un bouleversement de la hiérarchie des sens, un retour de l’ouïe et du toucher, un retour de l’oralité, c’est-à-dire de l’éphémérité, du simultané, du discontinu, de l’implicite et de l’écho. Chats, coms, posts, tweets, fil et mur sur Facebook, échange des signets, commentaires vidéo, partout l’écriture s’oralise. Avec l’Internet, auquel il faudrait ajouter d’autres formes d’écritures oralisées tel que le SMS, c’est la fonction même de l’écrit qui est mise en question. On écrit aujourd’hui pour se parler à distance ou participer à la construction d’un savoir en perpétuelle reconstruction, et non plus seulement pour se souvenir ou laisser des traces. L’Internet a introduit un tournant important dans nos habitudes culturelles, nos pratiques et conceptions sur l’écriture.
La question dès lors n’est pas : est-ce la fin de la littérature, est-ce la fin de la philosophie ? De la philosophie, je ne dirai d’ailleurs rien, car dès sa naissance, avec Platon, on annonçait sa mort, et depuis, les philosophes n’ont cessé d’en annoncer la fin. Mais la question est plutôt : en quoi la littérature est-elle concernée ? Et d’abord « quoi de neuf ? » dans cette affaire, comme dirait Twitter. Chaque nouvelle technologie de la pensée et de l’écriture a produit ses Cassandre. La thèse de Carr s’inscrit en partie dans cette tradition. Mais avec Walter Benjamin, nous savons aussi que ni l’art ni la pensée ne disparaîtront pour autant et qu’il n’y a pas lieu de pleurer sur les formes passées de l’art puisque l’art n’a pas d’essence mais des formes historiques d’apparition. Et si, malgré cela, nous continuons de pleurer, c’est que nous avons tendance à ériger la culture contre la technique. Il s’agit là peut-être d’ailleurs de la fonction même de la culture. Mais peut-être aussi faut-il voir dans cette tendance, « ignorance et ressentiment », pour reprendre les mots de Simondon.
L’Internet transforme nos cerveaux ? En réalité, il dérange nos habitudes culturelles. L’Internet étant un fatum, il ne nous reste qu’à changer de culture. Nous ne serons pas les premiers à vivre un tel bouleversement. La littérature de la fin du 19e siècle et du 20e siècle n’a cessé d’intégrer les médias de son époque, dans ses constructions et dans sa langue, parfois dans sa matérialité. Comme le rappelle Friedrich Kittler, si la littérature trônait autrefois, sous le nom de poésie, au-dessus de tous les autres médias, elle est, à partir des années 1900, définie par les autres médias. Parmi eux, évoquons simplement le télégraphe ainsi que le phonographe et Bram Stoker, le cinéma et Robert Musil, la radio et Bertolt Brecht, le téléphone et James Joyce, le disque et Thomas Pynchon, la télévision et Don De Lillo. Nous vivons actuellement un autre tournant. Certes, les conditions matérielles et l’environnement culturel déclinant de la TV et du cinéma produisent encore leurs effets naturels : certains romans du 21e siècle se lisent dans un aller TGV Marseille-Paris (la durée d’un bon film) tandis que d’autres sont construits comme autant de saisons des meilleures séries TV. Mais au même moment, l’environnement numérique a déjà transformé le rapport de la pensée à son expression en oralisant l’écriture, en la dispersant sur la page, à la manière des différentes fenêtres que nous ouvrons chaque jour, en emportant l’esprit du lecteur dans différentes tâches. Je pense ici à ces deux grands livres de Mark Z. Danielewski : La Maison des Feuilles et Ô Revolutions. N’en déplaise donc à Nicolas Carr, il est probable que le Web 2.0. produise bientôt son auteur, car les lecteurs, eux, existent déjà.
Ensuite, le débat soulevé par Nicolas Carr nous fait penser à l’étude de N. Katherine Hayles, publiée en 2007 : Hyper and Deep Attention: The Generational Divide in Cognitive Modes. Constatant que des jeunes placés dans un environnement livresque développent une attention profonde tandis que des jeunes nourris au Web et aux jeux vidéo sont marqués par l’hyper-attention, c’est-à-dire par la capacité d’effectuer plusieurs tâches en même temps et de saisir intuitivement des commandes algorithmiques, Hayles en tire pourtant une conclusion qui est bien différente de celle de Carr. Si l’avenir de la littérature passera encore et pour longtemps par le livre – et par des écrivains qui, comme Danielewski ou Jonathan Safran Foer réfléchiront la forme de leur environnement technique, il existe aussi une place pour une littérature spécifiquement électronique. Nous ne parlons pas ici de la numérisation des livres ou de leur diffusion par des outils comme le Kindle d’Amazon ou l’iPad, mais de cette littérature qui ne peut se lire qu’électroniquement dans la mesure où elle épouse les possibilités offertes par l’informatique, telles que l’écriture hypertextuelle et l’association des supports (images, sons, texte). Mentionnons par exemple, les œuvres de Judd Morrissey ou de Talan Memmott.
Il est grand temps d’apprendre aux enfants les langages des machines informatiques, à commencer par les langages de base de l’Internet.
Enfin, la question de l’avenir de la culture touche à la manière dont elle pourra intégrer l’environnement technologique dans la formation des esprits. « L’initiation aux techniques doit être placée sur le même plan que l’ éducation scientifique » écrivait Simondon. Considérons un instant ces jeunes esprits nés dans l’environnement numérique. Sans cesse, ils lisent et écrivent, sur facebook, sur leurs blogs ou les forums et dans les chats ingame des jeux en ligne. Ces écritures oralisées ne sont, à aucun moment dans le parcours scolaire, reconnues et exploitées. Pour l’école – le lieu où la culture d’un individu se forge, l’écriture et la lecture restent livresques alors que, nous dit-on, les cerveaux ont déjà changé et qu’une autre littérature, un autre rapport au monde se met en place. L’éducation doit-elle être coupée du monde comme il va ? La meilleure manière d’éviter la bêtise consiste, non à lutter contre le courant du monde, mais à l’épouser en se donnant les moyens de le réfléchir et d’en infléchir le cours si besoin. À une époque qui fut, elle aussi, un tournant, Galilée écrivait que « le grand livre de l’univers est écrit en langage mathématique ». Derrière cette phrase programmatique et si déterminante pour les siècles à venir, Galilée prenait la mesure de la force des mathématiques et du livre dans la construction de la science future. Il voulait alors donner à tous la possibilité de comprendre le monde physique dans lequel les êtres humains évoluent. A l’heure où l’informatique semble affecter notre corps en son point le plus profond, n’est-il pas urgent d’offrir à tous une connaissance du fonctionnement des machines et des langages informatiques, à commencer par les langages de base de l’Internet.
Emmanuel Guez, 10 juillet 2010.