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Théâtre et jeu vidéo – You are just about to be born

Un article pour l’exposition Museogames – du 22 juin au 7 novembre 2010 – Musée des Arts et Métiers. Commissariat : Pierre Giner.

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L’une des voies d’avenir des arts de la scène se trouve dans les réponses qu’ils donneront aux possibilités offertes par le jeu vidéo.

Il leur est cependant naturel de répondre à ce genre de défis. Un regard jeté sur le seul théâtre du 20e siècle suffit à montrer qu’il n’a cessé de prendre position à l’égard des nouveaux média, en les intégrant dans la scène, en questionnant leurs effets sociaux et culturels, ou encore en reflétant son environnement matériel, l’électricité puis l’électronique. Dès les années 20, le théâtre s’est emparé des questions soulevées par le cinéma et la radio (Piscator, Brecht), puis à partir des années 60 par la télévision (Weiss), dans les années 1980-90 par la vidéo familiale et artistique, et enfin, dans les années 1990-2000, par l’Internet et la téléphonie actuelle (Blast theory, Rimini Protokoll).

Avec les jeux vidéo, le théâtre est confronté au même type de questionnement qu’avec le cinéma dans les années 1930-60. Les jeux vidéo, en quarante années d’existence, sont devenus culturellement et économiquement un poids lourd du divertissement mondial. Même si, à la différence du cinéma, le jeu vidéo n’apparaît pas encore aux yeux du grand public comme un art, les débats existent, et des artistes, critiques et curateurs s’emploient à saisir la dimension artistique du jeu vidéo. Sans doute, pour que la question soit réglée, faudra-t-il la venue d’une nouvelle vague qui marquera la distinction entre art et industrie. Mais déjà, le jeu vidéo est perçu par les artistes de la scène comme un médium propice au détournement et comme un environnement culturel nouveau et puissant à explorer.

Parmi les nombreuses questions posées par le jeu vidéo aux arts de la scène, il y a en quatre qui touchent à ses présupposés.

  1. Le jeu vidéo remet en question les modes d’écritures théâtrales. Dans leur pièce pour adolescents Next Level Parzival (2007), Tim Staffel et Sebastian Nüblings montrent des adolescents qui, faisant mine de jouer, se parlent en tapotant sur des claviers débranchés. Par cette mise en scène toute simple, ils révèlent ici une écriture orale propre aux jeux vidéo, à la communication avec l’Internet et la téléphonie mobile, une écriture qui n’est plus liée à la mémoire mais à la communication, c’est-à-dire, dans certains jeux comme les MMORPG (jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs), à la construction de la narration et de la fiction. Chez d’autres artistes, cette mutation de la fonction de l’écriture affecte directement la mise en scène, ainsi de Domini Public (2009) de Roger Bernat.
  2. La question née du rapport joueur/avatar interroge au théâtre le triple rapport auteur/acteur/personnage. Quelle différence y a-t-il entre un avatar et un personnage ? Quand l’auteur-joueur fait évoluer son avatar dans un jeu devenu scène, n’est-il pas aussi acteur ? Et inversement quand il s’agit de mettre un avatar sur la scène de théâtre, comment un avatar peut-il devenir un personnage ? Toujours dans Next Level Parzival, Staffel et Nüblings mettent sur pied un système de traduction scénique où des joueurs adolescents (des joueurs réels et non des personnages) s’expriment en suisse allemand tandis que les acteurs qui incarnent leurs avatars parlent le « hochdeutsch ».
  3. Mais c’est aussi le statut du spectateur, toujours en même temps actif dans le jeu vidéo, qui est affecté. Contrairement à ce que l’on pense, une pièce de théâtre traversée de part en part par les jeux vidéo ne réclame pas nécessairement la présence de consoles ou d’ordinateurs, dès lors que c’est le spectateur lui-même qui est transformé en joueur. Pour traiter d’un sujet grave (la passivité d’un peuple face à la mise en œuvre d’un crime collectif), le metteur en scène Roger Bernat dans sa pièce Domini Public a choisi non pas de dire ce qui se passe dans ces cas-là mais de le faire jouer par les spectateurs eux-mêmes, les transformant ainsi en acteurs d’une fiction pré-établie. Pour orienter la narration, il les soumet à un jeu de questions / réponses, lesquelles, souvent intimes, obligent le spectateur à réfléchir sa propre histoire et à la mettre en relation avec l’économie générale du jeu, bref à la fictionnaliser. Ainsi chacun construisant sa propre histoire construit l’histoire collective. Entre histoire personnelle et participation à un jeu collectif (les spectateurs vont jusqu’à revêtir un costume), entre immersion et simulation, Domini Public créé une tension que tout joueur de jeu de simulation de vie (Sim’s) connaît bien, un brouillage entre la vie que l’on se raconte et la vie qui se raconte.

    Il y a jeu vidéo et jeu vidéo. Entre les jeux de consoles et les jeux massivement multijoueurs, il y a une différence de nature plus que de degrés. Et c’est sans doute moins les contenus des jeux en eux-mêmes qui intéressent les arts de la scène que la dimension en ligne de certains d’entre eux. Car, comme dans les MMOG (jeux en ligne massivement multijoueurs), les arts de la scène supposent eux aussi l’existence d’une communauté de personnes articulée sur des émotions partagées. Comment la communauté des joueurs, qui sont aussi des spectateurs, et qui le seront démographiquement de plus en plus, affecte-elle la communauté des spectateurs de théâtre ?

    Dans Best Before (2009), Rimini Protokoll équipe les spectateurs de joystick. Ces derniers doivent faire progresser leur avatar, aussi appelé acteur, de 0 à 100 ans. Le jeu est ponctué par des interventions de spécialistes du jeu vidéo (concepteur, développeur, designer, etc.). La pièce permet de dégager qu’une communauté se construit selon des stratégies individuelles en rapport avec le jeu (négociation, affrontement, collaboration … ou suicide). Rimini Protokoll retrouve deux idées bien connues au théâtre, qu’il soit à l’italienne ou non : le spectacle est dans la salle et le spectateur aime aussi jouer un rôle (même s’il se suicide rarement). Ce n’est que lorsque les spectateurs peuvent jouer ensemble que le spectacle atteint son but. Les joueurs le savent : il n’y a pas de différence entre le jeu lui-même et la communauté des joueurs, entre l’« espace virtuel » de l’action et le chatroom, bref, dans les jeux multijoueurs, la distinction scène / salle n’existe pas.
  1. Si briser le quatrième mur pour unifier la scène et la salle a été le rêve des metteurs en scène du 20e siècle, la scène électronique est pour ceux du 21e siècle un nouveau territoire à explorer. Proches de la littérature électronique et inspirées par les travaux d’Augusto Boal, Lisa Brenneis et Adriene Jenik, avec Desktop theater (1997-2002), investissent le célèbre site de chatrooms www.thepalace.com pour y jouer devant des internautes (devenus pour l’occasion des spectateurs) avec des avatars (devenus pour l’occasion des personnages) des pièces de Beckett (Waiting for Godot), d’après Guy Debord (Spectacled Society) ou écrites par elles-mêmes (Santaman’s Harvest). De son côté, Joseph DeLappe propose en 2007 à Newcastle une performance en direct où, sous le pseudonyme de dead-in-Iraq, il utilise le chat in-game du jeu online America’s Army pour y entrer le nom des victimes réelles de l’armée américaine en Irak. Les spectateurs de la performance sont à la fois dans la salle et en ligne, ceux en ligne ignorant cependant qu’il s’agit d’une performance.

Paradoxalement, le jeu vidéo multijoueurs a participé à l’éclatement de l’espace théâtral (et de son extension dans l’espace public) en même temps que le théâtre a fait sortir les joueurs de leurs écrans. Ainsi Blast Theory, dans Can You see me now (2009), propose à des joueurs connectés à l’Internet, de trouver, grâce au GPS et à une modélisation 3D de Tokyo, d’autres joueurs essayant de se cacher au sein de la capitale japonaise. D’une manière générale, sans parler de la transformation de tout un quartier de Boston en une vaste scène (Teri Rueb, Itinerant Project), les propositions scéniques déambulatoires (Janet Cardiff et Georges Bures Miller, Célia Houdart et Sébastien Roux) sont le reflet le plus direct d’un besoin grandissant d’extension du plateau. Cela nous conduit à une ultime question : dans quelle mesure les jeux vidéo et d’une manière plus générale l’Internet n’exigent-ils pas la refonte de l’architecture des bâtiments de spectacle ? À ce titre, rappelons simplement que Piscator avait dès les années 20 demandé aux architectes du Bauhaus (Gropius, Van der Rohe) de concevoir un théâtre nouveau adapté aux « conditions nouvelles », ce qui à l’époque signifiait aux besoins de la projection cinématographique et à la transformation des rapports sociaux.

Emmanuel Guez, 22 juin 2010.