Une note de travail sur Mouvement #4 Ahlan wa Sahlan par Arcinolether (Christophe Cotteret) – vu à la Chartreuse (présentation publique) – Villeneuve-Lez-Avignon – le 17 mars 2011.
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Le théâtre peut-il s’emparer des révolutions en cours ? Dans Mouvement #4 Ahlan wa Sahlan, il aurait dû être question du Liban. Certes le Liban n’est pas absent de la proposition. Mais son objet réel est plutôt le 14 janvier tunisien, le 25 janvier égyptien et, plus généralement, les révolutions arabes.
Arcinolether propose un théâtre documentaire, c’est-à-dire un théâtre du document. Et qu’est-ce qu’un document sinon une trace, ou un ensemble de traces, devenues, comme l’écrivait Ricoeur, la réponse à une question d’histoire, de justice, ou de politique. Or, les traces ont changé de nature. Documenter par le théâtre une situation politique actuelle, c’est questionner des traces formées, ou plutôt informées, par le flux continu alimenté par des singularités parfois anonymes, souvent pseudonymes. Documenter l’actualité, c’est s’emparer de la globalisation du monde où chaque trace est déposée et résonne dans les réseaux sociaux ou dans les sites de partage de vidéos. Ainsi est composé l’esprit des peuples du 21e siècle.
L’écriture de Mouvement #4 Ahlan wa Sahlan raconte le monde en train de se faire, dans l’environnement technologique qui est le sien. Le spectateur, comme l’internaute naviguant sur le web et ouvrant simultanément plusieurs fenêtres ou onglets, assiste à une série de débuts montés de façon très courte – des chansons, des musiques, des images, des textes, des voix – autant de débuts qui n’auront pas de fins.
Ahlan wa Sahlan montre la réalité des révolutions telles qu’elles sont aujourd’hui vécues avec l’Internet. Entre le temps de l’action et celui de la mise à disposition à la planète entière des images ou du récit de cette action, il n’y a parfois que quelques minutes. S’agit-il pour autant du temps « réel » ? Le temps « réel » est-il « réellement » le temps immédiat et non représenté du flux du réseau ? De ce point de vue, pris dans une course sans fin, entraîné par un spectacle cherchant à rejoindre le présent le plus immédiat, le spectateur contemple au théâtre l’Histoire en train de se faire. Il peut alors espérer assister en direct et sous ses yeux à la chute d’un régime politique. Mais ce temps-là n’est pas venu, du moins lors de cette présentation.
Ce qui est radicalement nouveau pour le théâtre, c’est que ce moment, où le temps de l’action politique et celui du théâtre se croisent, aurait pu advenir. Les spectateurs auraient pu assister à la chute en direct d’une dictature, à des manifestations, à une répression spectaculaire. Ce nouveau possible, lié à l’utilisation de l’Internet sur le plateau, est un défi pour la dramaturgie contemporaine (que l’on retrouve notamment chez un autre artiste, Eli Commins). On pourrait rétorquer que le rôle du théâtre n’est pas de parler de l’actualité. Cela signifierait alors qu’il y a une essence du théâtre. Or, l’histoire nous montre que cette essence n’existe pas, que le théâtre se réinvente avec son époque, y compris dans son architecture et plus encore peut-être, avec chaque proposition. Tout au moins, il reste à définir l’époque, ou plutôt à la comprendre.
Certes, le théâtre n’est pas soluble dans une ligne de dépêches ou de posts publiés sur l’Internet. Et la force de Ahlan wa Sahlan est de nous montrer que les révolutions ne le sont pas non plus. À la différence des révoltes, les révolutions se tissent dans le temps long, impliquant des mutations économiques, techniques et culturelles. Pour comprendre les révolutions arabes, il fallait faire retour aux luttes anciennes, à l’histoire de la Palestine, et surtout au rapport étroit que le monde arabe entretient avec l’Europe, l’un se définissant par rapport à l’autre depuis des siècles. La dramaturgie explicitement choisie est celle du champ/contre-champ, j’ajouterai du temps/contre-temps. Les révolutions se comprennent selon plusieurs durées. Et dès lors que le théâtre prétend parler de révolutions en cours, il lui faut prendre en considération cette pluralité. Ainsi, que le théâtre nécessite un travail de préparation d’une certaine durée n’exclut pas qu’il puisse se préparer à accueillir le moment où ce dont il est question puisse arriver pendant le temps de la représentation. De cette multiplicité temporelle, propre au web, lui-même véritable éco-système temporel, fait de sélections, d’oublis et de réactivations, Arcinolether fait la matière même de son spectacle. A l’image d’une Maria Harfouche se filmant à la webcam, fabriquant un mème destiné au web à partir d’un extrait avec l’actrice égyptienne Souad Hosni. Ce à quoi le spectateur assiste à ce moment-là, c’est à une vidéo en train de se faire, à l’image du spectacle, à l’image des révolutions arabes. Ici, il n’est pas question de résultat mais de processus, bref d’une action et d’une écriture toujours en cours.
Dès le début de la proposition, le lecteur l’aura compris, le mot est lâché : Revolutions. Il ne s’agit pas d’affirmer péremptoirement que l’Internet est la cause des révolutions arabes. Les causes des révolutions sont toujours sociales. Nul n’ignore non plus le rôle de la télévision, d’Al-Jazeera en particulier. Non, ce qui est sans doute révolutionnaire, c’est que l’Internet a fait naître une nouvelle définition de la démocratie. Les Tunisiens sont sans doute en train d’inventer et d’expérimenter la première démocratie de l’Internet, comme les Grecs avaient inventé celle de l’alphabet et les Américains et les Français celle du livre imprimé. Il est possible, sinon probable, que cette nouvelle démocratie fera retour à des formes démocratiques conventionnelles, si ce n’est pire. Pourtant l’idée que les bloggeurs et les Internautes deviennent les gardiens de la démocratie est une idée neuve dans le monde et cette idée, qui fructifiera, le monde en sera redevable aux Tunisiens. En attendant, préférant censurer l’Internet, l’Europe montre qu’elle n’a pas compris, comme les vieilles monarchies du 18e et 19e siècles n’avaient pas compris la liberté de penser et les formes démocratiques naissantes. Quant au théâtre, il lui fallait démontrer qu’il pouvait toujours et encore, après Erwin Piscator, après Peter Weiss, s’emparer d’une actualité aujourd’hui extrêmement volatile et fluctuante. Mais pour cela, il fallait « internétiser » le plateau. C’est désormais chose faite. Bienvenue au spectateur et au citoyen du 21e siècle.