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L’écorce du vent : une écriture-machine

« L’Écorce du vent : une écriture-machine » est publié dans les Cahiers de l’atelier Arts/Sciences, n°6, mars 2012. Il porte sur la pièce L’Ecorce du Vent d’Aurélie et Pascal Baltazar.

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Dans L’Ecorce du Vent, maquette de la pièce présentée à l’Hexagone (Le Meylan) en novembre 2011, les Baltazars proposent un spectacle sans acteur et sans « texte ». Sur le plateau, le public est convié à contempler des jeux de rideaux et de lumières, accompagnés de sons. De quoi surprendre les spectateurs qui s’attendent à voir une pièce de théâtre, au sens conventionnel du terme ! Conventionnel, c’est-à-dire un texte écrit par un auteur et représenté par des acteurs, dont le jeu est organisé par un metteur en scène.
Pourtant, L’Ecorce du Vent est bien une pièce de théâtre. Parce que la pièce ne peut être produite et n’a de sens que dans un théâtre. L’Ecorce du Vent en explore la machinerie et les présupposés techniques, à savoir la lumière, les rideaux, la fumée, la spatialisation du son, bref tout ce qui rend possible une pièce de théâtre, au sens courant du terme. Une récente résidence à la Chartreuse de Villeneuve-Lez-Avignon a révélé que la pièce ne pouvait être montrée que dans les théâtres pouvant accueillir des cintres de grande hauteur. Le Tinel de la Chartreuse ne remplit pas ces conditions. C’est pourquoi les Baltazars ont opté pour une autre voie, qui a consisté à proposer une autre pièce. Inventée pour l’occasion, elle explore la scène elle-même en mettant en jeu le grill et le plateau. En d’autres termes, L’Ecorce du Vent est un hommage au théâtre à l’italienne.

Jouant avec les matérialités « techniques » du théâtre – la lumière, les textiles, les fumées… le théâtre des Baltazars a quelque chose de plastique. Aujourd’hui, plus personne ne conteste les effets d’un Malevitch, d’un Kandinsky, d’un Claude Viallat. Toute la difficulté pour ces peintres a été de montrer que la couleur et les formes ou la surface et le support, c’est-à-dire la matérialité même de la peinture, pouvaient provoquer une émotion esthétique au-delà de toute figuration. Pourquoi la matière plastique de tout spectacle – des jeux de lumière et des textures, dans le cadre sacré de la scène –, ne pourrait-elle pas être explorée en tant que telle par le théâtre ? L’Ecorce du Vent est à rapprocher ici de (Ohne Titel), une pièce créée en 2001 et présentée au Hebbel Am Ufer (Berlin) en 2008 par le plasticien berlinois Tino Sehgal. Ce dernier avait répondu à une commande du commissaire d’exposition Hans-Ulrich Obrist et de l’artiste Philippe Parreno. Sa pièce formait la première partie d’un opéra d’artistes, Il Tempo del Postino, qui fut présenté au festival de Manchester en 2007. La pièce de Tino Sehgal était, elle aussi, sans acteur et sans texte. Elle consistait en une chorégraphie dont les mouvements étaient uniquement produits par le rideau de velours rouge que le public de théâtre connaît si bien. Mettant l’accent sur la machine du théâtre, elle proposait alors au spectateur de jouir des mouvements calculés du rideau qui obéissaient aux notes d’une ouverture d’Opéra. Il n’est pas nouveau que des plasticiens remplissent le rôle de scénographe. Mais ce rôle était jusqu’à présent un rôle parmi d’autres dans l’économie de la pièce. Ce fut le cas notamment avec Jean-Michel Othoniel dans Rideaux ou les trois jours de décembre (La ferme du Buisson, 1992), une pièce chorégraphique de Daniel Larrieu. De leur côté, les Baltazars, comme Tino Sehgal, font le pari que le théâtre peut parler par la seule scénographie.

Habituellement, le cadre vide de la scène met immédiatement le spectateur face à un savoir archaïque, celui de la représentation sacrée du monde. D’habitude, ce cadre se remplit d’acteurs et de paroles, que la lumière vient caresser. La scène de L’Ecorce du Vent, quant à elle, ne se remplit que de lumières et de sons.
En-deçà ou au-delà de la représentation, L’Ecorce du Vent vise la pure sensibilité et les capacités sensori-motrices du spectateur. Elle vise une émotion encore plus profonde, plus originelle, plus enfantine. Elle s’adresse à cet infans, celui qui ne parle pas. Quand le projecteur découpe la fumée qui a envahi la salle, le spectateur ne s’étonne pas de voir se lever de petites mains cherchant à saisir la matière dont la lumière est faite. Une expérience simple qui rappelle les œuvres d’Anthony McCall. En donnant de l’épaisseur et de la durée à la lumière, la pièce des Baltazars joue avec les habitudes du théâtre. Le spectateur y cherche une narration, un récit, une fable. Il ne trouvera que celle qu’il écrira lui-même au gré de ses émotions.

L’Ecorce du Vent est écrite comme une pièce musicale, jouant avec les durées et les rythmes des sons et des corps qui les perçoivent. Ainsi le spectateur ne peut-il s’empêcher de penser à la pièce de Heiner Goebbels, Stifters Dinge.

Cette pièce, sans musicien et également sans acteur, se présente comme une pièce musicale et théâtrale. Elle n’exclut cependant pas la présence humaine sur le plateau puisqu’on y voit, notamment au début du spectacle, des techniciens agencer des produits chimiques. C’est un point important que l’on retrouve dans L’Ecorce du Vent. Ceux que la tradition appelle « les techniciens » remplacent ici les acteurs. Ce qui est à jouer se joue avec eux et par eux, tout le reste du dispositif étant automatisé. La hiérarchie de la profession du théâtre est ici de fait remise en question.
Dans Stifters Dinge, Heiner Goebbels nous offre un ballet étrange de bulles de gaz qui semblent danser aux sons des pianos robotisés. Mettre le spectateur à l’écoute de la nature, de ses éléments et de ses forces physico-chimiques, telle est l’intention de la pièce de Goebbels. Pour cela, le spectateur fait l’expérience directe des choses elles-mêmes, sans passer par leur encodage verbal, par un discours de plus sur les choses de la nature. Dans un même esprit, par un jeu entre la lumière et l’environnement sonore, la pièce des Baltazars nous met en rapport direct avec les forces sensibles de la lumière, par-delà la verbalité. Mais, si chez Goebbels le texte n’est pas absent, puisque l’environnement sonore de la pièce contient aussi des voix enregistrées, chez les Baltazars, en revanche, ces voix n’existent pas. Quiconque cherche à explorer la matière même des choses et ses effets ne peut que rencontrer la radicalité – c’est-à-dire la racine, l’avant de l’expression.

Que la pièce des Baltazars ne comprenne aucun « texte » ne signifie pas que la pièce ne soit pas écrite. Bien au contraire. L’Ecorce du Vent est une pièce d’auteur. L’émotion du spectateur, liée à la contemplation du jeu des sources lumineuses, ne saurait être conquise sans écriture. Mais il faut prendre ici le mot dans un sens différent que celui qu’on lui accorde habituellement. L’Ecorce du Vent possède « un texte » mais celui-ci n’est pas fait de mots. Dans l’environnement technologique qui est le nôtre, c’est-à-dire l’environnement numérique, le « texte » ne saurait se confondre avec une succession de mots. L’Ecorce du Vent est un texte joué par des machines. Réconciliant alors la technologie et l’artisan – les piscatoriens et les strehleriens comme diraient les spécialistes –, la pièce des Baltazars ramène le théâtre à l’écriture d’une durée composée avec des machines pour des corps sensibles. Dans L’Ecorce du Vent, les caractères et la langue dans lesquels le spectacle s’écrit sont en conséquence ceux et celle des machines informatiques qui coordonnent la danse des projecteurs, les mouvements des rideaux, l’intensité des ventilateurs. A tout point de vue, la pièce de théâtre des Baltazars remonte, pour reprendre l’expression de Paul Klee – mais dans un sens légèrement différent –  « du modèle à la matrice ».

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Emmanuel Guez, 20 novembre 2011.