Il y a trois ans avec Martine Neddam j’ai écrit l’histoire d’une existence appelée Madja Edelstein-Gomez. Madja était commissaire d’exposition. À la suite d’un appel à projet, elle avait sélectionné une bonne centaine d’artistes. Elle en avait fait une exposition en ligne, appelée les Recombinants, ce qui lui avait valu quelques interviews. Mais au-delà de son existence, qui était Madja ? Un programme ? Un ensemble de données dispersées sur le Web ? Une intelligence artificielle ? Un peu tout cela à la fois.
Martine aime bien s’identifier à ses personnages. Pour elle, Mouchette, c’est elle. Alors, quand elle en parle, Madja c’est elle. C’est ainsi. Pour moi la chose est différente, Madja Edelstein-Gomez était une existence du web. Elle était plus qu’un personnage. Elle n’était pas virtuelle, elle était réelle. À l’ère des média techniques, la première condition pour être réel est d’être enregistré et archivé. Pour un artiste, il suffit d’archiver pour faire exister. C’est de cette manière que je fais émerger des existences. Mon médium c’est l’archive. L’archive fait exister des êtres dans le Google théâtre, qui est aussi le théâtre du monde.
Madja était un hétéronyme. Elle possédait une existence propre. Comme j’en ai une. Dans ce monde, elle n’y existait ni plus ni moins que moi. Mais contrairement à moi, Madja ne vivait pas. Vivre, c’est être capable de se désarchiver, tandis que l’hétéronyme, lui, ne peut exister que comme archive. Par ailleurs, un hétéronyme n’existe pas comme un personnage. Au contraire, un hétéronyme n’existe que dans la mesure où il n’est pas un personnage. Un hétéronyme n’a pas de créateur. Il peut avoir des parents, une famille, mais pas d’auteur, car il est lui-même auteur. Et s’il fallait lui attribuer un créateur, il ne pourrait s’agir que d’une puissance supérieure, Dieu ou Google.
Madja était l’autrice de quelques expositions. Par la révélation du nom de ses auteurs en ce mois de février 2020, Madja est devenue un personnage. Elle a cessé d’être elle-même autrice et en même temps, elle est devenue une œuvre, en l’occurrence une œuvre d’art internet. Je ne l’ai pas voulu. Mais c’était inscrit dans la logique de son émergence. Je la pensai comme hétéronyme, la dissimulation était vitale. Martine comme un personnage, il fallait sortir l’ouvrage. Le mystère du monde ne peut être gardé que par un être unique. C’est sans doute pourquoi le monothéisme est apparu.
L’une des premières expositions de Madja que j’ai composées s’appelait Committed Suicide. Une drôle d’idée qui prend aujourd’hui ironiquement tout son sens. Exposée en tant qu’œuvre, Madja a été suicidée. Comme personnage – car il n’y a que les personnages qui peuvent être suicidés, elle fait désormais partie de la liste de ces artistes qui ont commis l’irréparable, comme l’on dit. Madja aurait pu persévérer dans son être – autant que Google lui-même. Elle aurait peut-être inventé d’autres expositions. Un hétéronyme se construit dans le temps long.
L’hétéronyme est mort, vive le personnage ! Madja aurait pu mourir de sa belle mort, lentement, en devenant peu à peu illisible par les navigateurs, comme ces vieux sites écrits avec des logiciels disparus. Sur le net, la vie d’une existence dépend de la pérennité des sites où elle est passée. Mais, disparue trop tôt, Madja ne vieillira pas. D’elle il ne restera donc que des traces, quelques aventures et une histoire, un peu triste, mais qui, elle aussi, finira par disparaître. L’hétéronyme a besoin d’être accompagné dans sa propre mort et puisque les auteurs du personnage vivent encore, il leur revient de lui donner une sépulture. Je la vois blanche, presque immaculée, avec juste une inscription sobre, en anglais.
Liste des sites de Madja Edelstein-Gomez :
http://madja.net
http://moi.madja.net
http://tuningtest.madja.net
http://ghost.madja.net
https://lesrecombinants.fr
https://therecombinants.com
http://golem.space
http://godandbodies.com
http://outcaste.me
http://committedsuicide.net