Ce « Préambule » est paru dans la revue MCD #66.
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En février dernier, François Bon réalisait une nouvelle traduction du Vieil homme et la mer. Une semaine après, les plateformes diffusant l’ouvrage, sorti en format numérique, recevaient une lettre de Gallimard les enjoignant de le retirer de la vente. Alors qu’on pouvait penser que l’œuvre d’Hemingway était tombée dans le domaine public, Gallimard reste le propriétaire de ses droits d’édition. Le retrait de la traduction des plateformes et du site de l’éditeur (Publie.net, la maison d’édition de François Bon) a provoqué une vive réaction des Twittonautes et des blogueurs qui se sont interrogés sur l’adéquation du droit d’auteur avec les modes de production et de diffusion des écritures sur le Web. Il ne nous appartient pas ici de juger une affaire juridique, économique et humaine complexe. Compte tenu de la position de l’auteur dans le paysage de l’édition française, la réaction de Gallimard ne doit sans doute rien au hasard. Quant à nous, force est de constater que le livre est désormais concerné par une remise en question du droit de la propriété intellectuelle, comme le furent il y a quelques décennies le droit du logiciel ou ces dernières années celui de la musique et des productions audiovisuelles. Aujourd’hui, sous l’effet de la forte croissance des liseuses et des tablettes, l’édition est au cœur de la tourmente, avec une radicalisation des points de vue sur le droit d’auteur (en réalité le droit des éditeurs) qui semble cristalliser tous les problèmes. Que cela touche le livre n’est pas rien, car même si l’avènement de la radio, du cinéma et de la télévision a fait chuter le livre de la position dominante qu’il occupait dans l’économie culturelle, le livre reste pour les élites intellectuelles françaises le support de l’écriture et donc du savoir, de la pensée et de la culture.
Les effets du nouveau mode de production et de diffusion de l’écrit se font sentir sur bien d’autres plans. Ainsi touchent-ils également les écritures du spectacle. A l’instar de Gallimard dans le monde de l’édition, les institutions dominantes du « théâtre de la convention » (selon le schéma : un texte d’auteur, un metteur en scène, des acteurs, un théâtre) cherchent aujourd’hui à tout prix à maintenir leur pouvoir sur les écritures scéniques. Tandis que pour le théâtre de l’imprimé un texte de théâtre est une pièce imprimable, nombreux sont ceux qui, selon une autre approche, explorent les possibilités offertes par les nouveaux supports de l’écrit : écritures du réseau et en réseau (Lucille Calmel, hp process ou Annie Abrahams), écritures hypertextuelles (Eli Commins), écritures mobiles (Célia Houdart, Blast Theory, Ici Même Paris), écritures avec la machine et la régie informatisée du théâtre (Heiner Goebbels, Tino Sehgal ou les Baltazars), écritures avec et par les jeux vidéos (Joseph Delappe) ou les métavers (Agnès de Cayeux), écritures en continu par textos, écritures collaboratives, participatives, anonymes … Aujourd’hui, à travers la question de l’écriture, ce sont les notions de disciplines artistiques, d’auteurs, d’espaces et de rapports scéniques, qui, comme à l’époque de Shakespeare et du plein développement de l’imprimé, sont en plein bouleversement.
Pour mieux saisir leur époque, les écrivains et les artistes jouent avec les matérialités numériques de l’écrit et donc avec les machines et leur pragmatique. Certains, telle la designer Maria Fischer, continuent d’explorer l’imprimé, mais sous influence du numérique. Son livre d’artiste, Traumgedanken, est un livre imprimé dont les hyperliens sont fabriqués par … des fils de couture. D’autres, depuis longtemps, ont fait du code, des interfaces, de l’hypertexte, du jeu entre les médias (image, son, texte) et du réseau leur médium, façonnant ainsi une littérature conçue pour n’être lue qu’avec un ordinateur. Bien qu’elle ne date pas d’hier, la littérature numérique a dû mal à accéder à une économie (à l’instar du net.art) et donc à une visibilité auprès du grand public. Dans un système culturel où la technique est perçue comme une activité dégradée ou suspecte – ou potentiellement dangereuse, une littérature trop attachée aux machines demeure au mieux une littérature expérimentale, au pire une sous-littérature.
Pourtant, l’écriture est tout autant une affaire de machines que d’idées ou de sensibilité. On pourrait penser qu’une telle hypothèse ne se justifie qu’à l’époque actuelle, sous l’effet de ces technologies qui n’ont de cesse d’être « nouvelles ». C’est oublier que pour imprimer, il faut une machine – presse, linotype, offset ou … numérique. C’est oublier que les règles et les normes de l’écriture depuis le 16e siècle, à commencer par l’orthographe, se sont construites sous les contraintes imposées par ces machines et ceux qui les font fonctionner. C’est oublier que, de par sa capacité de massification, le livre imprimé a déterminé pendant longtemps l’écosystème de la culture européenne. Pour être juste, il nous a alors fallu faire retour à Marshall McLuhan qui, dans les années 1960, soutenait la thèse que les médias de l’écrit affectent notre corps, notre sensorium, notre pensée et notre société. Au regard du propos, nous nous devions d’évoquer cette approche. De même était-il impensable de ne pas accorder une place à Friedrich Kittler dont la pensée, en discussion avec Foucault et McLuhan, aborde l’écriture sous l’angle de ses déterminations techniques. Pour finir, notre dernier mot ira à N. Katherine Hayles, à qui nous avons emprunté le titre de l’un de ses ouvrages, Writing Machines. Qu’elle en soit ici remerciée! Nous avons traduit par « machines d’écriture », en espérant qu’un traducteur puisse, sans se poser la question du droit, proposer mieux…
Emmanuel Guez, 27 février 2012.