En amont de la Sonde 01#08 (la Chartreuse, janvier 2008), Franck Bauchard propose à tous les participants (auteurs et metteurs en scène) de répondre à un questionnaire. Voici mes réponses, rédigées le 15 décembre 2007. Le questionnaire est publié en version numérique dans un document regroupant les « actes » de la sonde. Ce texte collectif, appelé scriptorium, contient également une performance d’écriture.
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1 – Les nouveaux supports (ordinateur, Internet et ses différents usages, téléphone portable, etc…) modifient-ils votre geste et votre technique d’écriture ? Si oui, dans quelle mesure ?
Le lecteur l’ignore, mais le commanditaire de ces propos les a limités à trois pages. En ne fixant pas un nombre maximum de signes, il m’a toutefois laissé une marge d’interprétation importante. Je peux en effet agir sur le format de mon document (sur sa police, sur la taille de celle-ci, sur l’interligne, voire, plus radicalement, sur ses dimensions) et par là augmenter ou réduire la taille de mon texte. Ce n’est bien évidemment là qu’une infime partie des nouvelles possibilités qu’offre l’ordinateur. Que l’écrivain devienne peu à peu éditeur n’est cependant pas anodin. Imaginez Pascal écrivant ses Pensées avec la fonction « copier-coller ». Je pense que le texte aurait été très différent, une sorte de texte processuel. Autre phénomène apparemment négligeable : la fonction « effacer ». Associée à l’enregistrement d’un document, elle élimine pourtant les traces génétiques d’un texte. Avec le brouillon, c’est la pensée marginale, le hors sujet, le lapsus qui disparaissent. Je pense ici au très beau texte de Michel Leiris sur la biffure. La fonction « effacer » est si peu anodine qu’elle nous renvoie directement au Moyen-âge, quand le grattoir supprimait du manuscrit toutes les traces préparatoires et toutes les erreurs. La fonction « effacer » n’est pas une rature, ni une rayure, elle entraîne la pensée dans le néant. Il y a ici quelque chose de paradoxal : l’outil de mémorisation le plus performant qui ait jamais existé rend problématique la conservation de la genèse de l’œuvre. Ce phénomène peut néanmoins donner naissance à un procédé littéraire en tant que tel. Dans l’un de mes travaux actuels, je propose un texte qui chaque jour est enregistré grâce à la fonction « enregistrer sous ». Ainsi j’assiste à la constitution d’une série composée du même texte, chaque jour modifié et augmenté. Je construis en quelque sorte un texte in-défini, toujours en train de se faire, constitué de ses propres traces. Par-delà ces considérations, l’univers informatique propose surtout une nouvelle structure ontologique que l’on se doit de réfléchir. Dans l’un de mes textes, Dissimulé(e)(s), Mathieu V. envoie des emails à son avatar parce qu’il a besoin de tenir un journal intime qui soit vraiment à l’abri des regards. Vivant sous le même toit que sa compagne qu’il soupçonne d’e-infidélité, il est contraint de masquer la rédaction de ses emails par des fenêtres qui font apparaître les dépêches d’Agences de Yahoo Actualités ! Celles-ci, accompagnées de publicités, entrent en résonance avec la fable. Sur ces sites, comme sur les emails, la date et l’heure exactes sont précisées. J’ai fait des captures d’écrans de ces fenêtres, d’où le titre générique de la pièce, Screenshots. La pièce juxtapose la durée de la pensée de Mathieu, la temporalité mesurable de la fable et la temporalité quasi instantanée des emails et du Web. Cette pluri-temporalité rend impossible la constitution d’un réel objectif qui serait immédiatement saisissable. L’ordinateur et les univers qu’il produit multiplient les niveaux de réalité ou plutôt brouillent les critères qui permettent de distinguer les niveaux de réalité composant habituellement le réel, comme la réalité matérielle, le rêve ou la fiction. Cette impossibilité pour une conscience de déterminer le type de réalité auquel elle a affaire définit à mes yeux le virtuel, qu’on aurait donc tort d’opposer aux autres types de réalité car il les suppose et s’en nourrit. Cette confusion entre les différents niveaux de réalité amène d’une part une confusion identitaire de type quasi-schizophrénique – ce qui sera le cas de Mathieu V., et d’autre part la délitescence des existants réels – au sens courant du terme, qui désormais ignorent ce qui est digne d’intérêt – le Net ou la vie. Tout être, qu’il existe réellement – au sens courant du terme, ou qu’il soit le simple produit de l’esprit d’un internaute, peut désormais posséder une existence réelle, en possédant une adresse email, des mots de passe, un identifiant, une page dans Facebook, un pseudo sur Meetic, un look et un domicile dans Second Life, un avatar dans MSN, sans oublier le nec plus ultra, être (re)-connu par Google. Dès lors, la question de la hiérarchisation des existences est soulevée…
2 – Permettent-ils selon vous une exploration nouvelle de la langue ?
Un rapport différent à l’oralité ? Le théâtre a connu au XXe siècle une série de ruptures, dont l’une concernait la langue. Parce que le public doit pouvoir entendre un texte théâtral, la langue du théâtre s’est peu à peu « démocratisée ». En ce début de millénaire, on a beau faire, le public reste, disons, un public choisi. En France, on se préoccupe beaucoup du sens propre du signifiant, de l’oralité, du caractère poétique de la langue, de son rapport à l’image, tout cela dans un sens qui est devenu assez classique. On a quelque peu oublié le support communicationnel. Le dialogue ne se fait-il pas aujourd’hui autant par téléphone portable, par SMS, par email, sur des Forums, sur Messenger, par vidéoconférence, que de vive voix ? Le blog n’est-il pas une nouvelle forme de monologue ? Par-delà ces constats, les nouveaux médias n’ont-ils pas créé de nouvelles fonctions du langage ? Écrit-on un email comme on écrit une lettre ? Téléphone-t-on avec un portable comme avec un fixe ? Pourquoi et comment écrit-on dans un forum ? À quoi le SMS sert-il ? Et le MMS ?… D’un autre côté, les médias traditionnels ont-ils conservé leurs fonctions ? Paradoxalement il semblerait que oui : la correspondance-papier n’a pas disparu, le téléphone fixe non plus. Mais on ne parle pas de la même manière au téléphone, affalé dans son canapé, et dans la rue en marchant. Et surtout, on ne dit pas les mêmes choses. Si vous écrivez un SMS entre deux stations de métro, vous devez être concis. Si vous parlez dans une rue bruyante, vous devez élever votre voix ou l’appuyer et vous devez être efficace. S’agit-il pour autant d’un appauvrissement ? Je crois plutôt que le téléphone portable et le SMS permettent de dire des choses qui auparavant n’étaient pas dites. Lorsqu’on écrit un email, on se permet des libertés qu’on ne s’autorise pas dans une correspondance traditionnelle. On écrit aussi lorsque cela n’est pas nécessaire. L’email a redonné une place à l’échange écrit, qui pour ma génération avait quasiment disparu avec le téléphone. Mais cet échange écrit ne reprend pas pour autant les codes de la correspondance traditionnelle. Je veux juste souligner qu’en ignorant les effets de ces nouveaux supports sur les fonctions du langage et donc sur la langue, on prend le risque de ne plus pouvoir se faire comprendre d’un public habitué à des pratiques langagières renouvelées. Pour ma part, ne voulant pas que mes pièces ne contiennent que la voix d’un dramaturge et ne voulant pas traduire et trahir une parole qui ne m’appartient pas, je préfère citer, coller, échantillonner. Ce que j’ai appris avec le théâtre allemand et la philosophie, c’est qu’il est toujours dangereux de vouloir faire semblant. C’est pourquoi, pour écrire mes pièces, j’utilise la technique du sampling, voire du ready-made. Dans Dissimulé(e)(s), il est aussi question de sites de rencontres. Je m’y suis rendu et j’ai « copié-collé » ce que j’y lisais, en prenant soin de modifier les pseudonymes. Dans un même ordre d’idée, mon travail actuel me conduit aux pratiques langagières des forums, des blogs et … des hackers. La prochaine pièce me mènera, quant à elle, chez les joueurs de jeux vidéo. ..
3 – Peuvent-ils susciter de nouvelles formes de narration ?
La multiplication et le brouillage des niveaux de réalité entraînent une multiplication des niveaux possibles de narration, lesquels sont textuellement transmissibles – l’hypertexte n’étant qu’une possibilité parmi d’autres. Le texte sur lequel je travaille actuellement met en place une poly-narration concernant un seul homme dont la voix, ou l’esprit, s’est fragmenté(e) en six éléments. Imaginez un écran d’ordinateur avec cinq fenêtres ouvertes simultanément ou non. Dans la première, vous pouvez avoir une vidéo en cours de montage, dans la seconde, un blog, dans la troisième, une boîte email, dans la quatrième, un document Word, dans la cinquième, un site connu associé à un forum. Vous pouvez passer de l’un à l’autre. Le puzzle se constitue peu à peu. Quant à la sixième voix, vous êtes au coeur du système d’exploitation.
4 – Les univers proposés par les nouvelles technologies, notamment à travers les jeux, nourrissent-ils votre imaginaire ? Dans quelle mesure ?
Quelques artistes de la scène allemande, comme Rimini Protokoll et Constanza Macras, ont récemment travaillé sur et avec Second Life. Je me demande toutefois s’il est vraiment pertinent de réfléchir la virtualité que ce « jeu » propose, car il est peut-être plus proche du réel habituel que peuvent l’être les forums ou les sites de rencontre.La matérialisation des corps et des lieux limite, me semble-t-il, la création d’un univers original. En revanche, les joueurs m’intéressent beaucoup plus que les jeux. Un jour que j’allais dans un café Internet pour relever mes emails, j’ai assisté à une bataille rangée entre dix adolescents qui jouaient en réseau sur Battlefield. Les corps tout entiers exprimaient la guerre, la peur, les cris, la tension nerveuse, la sueur.
5 – Avatars, cyborgs, robots: les représentations du corps véhiculées par les médias modifient-elles vos personnages/figures ? Votre façon d’écrire pour les acteurs ? Nourrissent-elles de nouvelles réflexions quant à la présence des corps sur le plateau de théâtre ?
L’avatar est à mon sens la configuration nouvelle d’un concept ancien, qui touche à la fois au narcissisme et au fantasme de la métamorphose. Umberto Eco écrit quelque part que pour s’initier à la virtualité, il n’y a rien de mieux que la lecture d’Apulée. C’est parfaitement juste. Une nouvelle fois, je pense que l’ordinateur nous renvoie aux temps des mythes, par-delà la modernité ou la post-modernité. Depuis la Renaissance, c’est-à-dire avec le début de la modernité, il s’agissait surtout de faire exister le moi à travers sa propre image, la Renaissance ayant inventé le moi et donné à la peinture une valeur qu’elle n’avait jamais eue auparavant. Au cours des siècles suivants, le concept du moi-image s’est peu à peu « démocratisé » grâce à la photographie puis grâce aux films familiaux (super8, vidéo, etc.) Je dirais qu’aujourd’hui il se réalise massivement grâce à des sites tels que Facebook, au sein desquels peut s’effectuer une auto-fictionnalisation promotionnelle du moi. Mais ce qui est vraiment nouveau – ou très ancien, c’est qu’à travers la figure de l’avatar, le moi peut mener simultanément plusieurs existences, i.e. multiplier les images de lui-même. Par la même occasion, la représentation visuelle du moi cesse d’être la seule forme de sa promotion, l’image du moi ne se ramenant plus à l’image tout court. Nous avons quitté l’ère warholienne. Par la même occasion encore, le moi sort du monde du spectacle pour en être l’acteur. Une conséquence toutefois : les figures multiples du moi ne sont plus si aisément hiérarchisables, comme je le soulignais plus haut.
Il y a des situations extrêmes bien connues. Une image dite « seconde » (Second Life) peut prendre le pas sur la première. Elle peut « faire carrière » dans World of Warcraft et non dans la réalité matérielle. Elle peut être aussi l’auteur d’un blog sans qu’il soit possible d’identifier l’auteur, dissimulé derrière un pseudonyme et un profil inventés. Pour chacune de ces existences, comme pour toutes les existences, il s’agit de posséder une image de soi et donc de gagner la course à la promotion du moi-image. Mais ici les deux sont mêlées au point de faire dépendre la vie matérielle de la vie immatérielle. Quand, en 2006, Vincent Roumagnac m’a demandé de réécrire La Mouette en situant la pièce dans l’univers de l’art contemporain, j’ai commencé par faire de Treplev un homme de l’image et un homme équipé : caméra vidéo, téléphone et ordinateur portables. Bref, un être warholien. Les personnages n’y sont qu’images. Sous trois formes. Nina n’apparaît qu’en image; Trigorine ne pense que par l’image; Arkadina ne se pense que comme image. Mais quand il cherche à évaluer ses « interlocuteurs », Kostia se rend sur l’Internet et les soumet au verdict de Google, au Page Rank. J’ai repris ici une idée que j’avais déjà mise en pratique dans Intercity Google™ Ranking, à savoir que Google est l’instrument idéal pour mesurer le « poids » d’une existence. Plus le nombre de pages web dans lequel un nom est cité est élevé, plus l’être auquel ce nom correspond est reconnu universellement, donc plus son moi-image existe.
L’idée, c’est que l’existence est une affaire numérique autant que tangible, sinon plus numérique que tangible. Il n’est donc pas absurde de vouloir exister seulement dans Second Life comme il n’est pas absurde pour un recruteur de googler ses candidats.Quant à la question de savoir si le fait de travailler sur et avec les nouveaux médias a modifié mon rapport à l’acteur, je dirais sommairement que je n’écris pas pour les acteurs, mais plutôt pour un metteur en scène. C’est un lieu commun désormais de parler d’une écriture conçue pour les acteurs. Je rappelle qu’un compositeur peut écrire pour un soliste, pour un orchestre, pour un chef d’orchestre, pour celle ou celui qui partage son existence, ou pour lui-même. Il en est de même pour un auteur dramatique. J’ajouterais que, de plus en plus, mes personnages n’ont pas vocation à être incarnés sur scène – c’est le cas de Nina dans Kostia et de tous les personnages à l’exception de Mathieu V. dans Dissimulé(e)(s). Pour être honnête, l’idéal serait qu’il n’y ait qu’un seul acteur sur scène, associé à différents dispositifs techniques (vidéos, films, hologrammes, images de synthèse, robots, etc.) Mes pièces pourraient également être créées sur Second Life ou dans un jeu vidéo spécialement créé pour l’occasion. À Berlin, j’ai pu voir la dernière production de Heiner Goebbels, Stifters Dinge. Une pièce musicale scénique sans musicien et sans acteur.
6 – Les nouveaux supports modifient les modes de publications des textes : ces modifications influent-elles sur votre écriture ?
La principale contrainte d’un ordinateur est son horloge. J’ai récemment voulu établir une version allemande de Dissimulé(e)(s). Après réflexion, j’ai décidé de refaire en temps réel, pendant cinq jours, les captures d’écrans sur Yahoo Deutschland. En conséquence, Melanie Glier et moi avons dû réécrire une bonne partie de la pièce qui est alors devenue une autre pièce: Trugbild(er). Si j’avais choisi de faire une simple traduction, les captures d’écrans auraient été fausses. Or, la pièce repose sur ce brouillage entre les différents niveaux de réalité dont j’ai déjà parlé. Et, dans le texte, les seules choses réellement réelles sont paradoxalement les captures d’écrans. Dans le même esprit, si le texte doit être créé sur scène, il devra être réécrit pour l’occasion, par moi ou par un autre (auteur dramatique, dramaturge ou metteur en scène). Ce principe s’applique à mes yeux quasi-indéfiniment. Autre point. Je suggère que les droits d’auteurs ne portent que sur l’idée (Screenshots), le texte (Dissimulé(e)(s) ou Trugbild(er)) étant scéniquement périssable. Dans ces pièces, les temps fictionnels et virtuels rejoignent peu à peu le temps (matériel) de la représentation. Or, la durée de conservation des archives « actualités » chez Yahoo! est d’un mois. Ainsi les pratiques du monde de l’accès (« update » et « upgrade ») pourraient-elles s’appliquer à mes textes, ce qui impliquerait par ailleurs une édition électronique. Ce à quoi il faut ajouter que mes travaux en cours contiennent non seulement des captures d’écran, mais aussi des vidéos, des photos et des liens hypertexte. L’édition électronique deviendra donc pour ma part rapidement incontournable. Reste la question de la diffusion qui n’est pas structurée, tout au moins pour l’écriture dramatique pluri- et inter-médiatique.