« De l’amour entre l’art et la science » est publié dans les Cahiers de l’atelier Arts/Sciences, n°6, mars 2012.
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« L’artiste s’occuperait-il alors de microscopie, d’histoire naturelle, de paléontologie ?
Seulement pour comparer, seulement au sens de la mobilité. Et non pour contrôler scientifiquement une conformité à la nature.
Seulement au sens de la liberté.
Au sens non pas de cette liberté qui mène à des étapes données de l’évolution, telles qu’elles furent ou seront sur terre, ou qu’elles pourraient (on le vérifiera peut-être un jour) être sur d’autres planètes.
Mais au sens d’une liberté qui réclame uniquement le droit d’être mobile, mobile comme l’est la Grande Nature elle-même.
Remonter du Modèle à la Matrice. »
Paul Klee, Théorie de l’art moderne, conférence de 1924.
D’où vient cette curieuse idée que l’art et la science ont quelque chose à se dire ? Pour que la question ait un sens, il faut que ces deux activités, l’art et la science, aient elles-mêmes quelque chose à dire, autrement dit qu’elles soient conçues comme des pratiques et des savoirs spécifiques et autonomes, susceptibles de posséder un discours propre sur elles-mêmes. Or la construction de cette idée qui consiste à faire des activités humaines (l’art, la science, la politique, l’économie, …) des entités agissantes et discursives est propre à l’époque moderne. Dans le même temps, cette subjectivation des activités humaines s’est accompagnée de leur valorisation et de leur hiérarchisation. Avec Karl Marx, par exemple, la hiérarchisation des activités humaines est explicite – l’économiste et philosophe allemand faisant du mode de production économique et de la technique le socle de toutes les autres activités. D’une manière assez proche, Auguste Comte fait de la hiérarchie et de la distribution sociale des savoirs le cœur même de son système philosophique. Ainsi est-il possible de concevoir l’histoire de la modernité comme un polythéisme des activités hiérarchisées au gré des pensées philosophiques et des conceptions de la société.
L’approche formulée par Marx et Comte, qui consiste à exprimer des rapports de force entre les activités humaines, et donc une hiérarchie, fut un objet majeur de discussion pour la pensée moderne – y compris par les détracteurs d’une telle vision des pratiques humaines. Le principe de la hiérarchisation des activités a fixé les règles du jeu théorique de la modernité, lequel apparaît rétrospectivement sous la forme d’un ensemble de pensées critiques à propos de ces activités. Les bibliothèques de la modernité sont remplies d’ouvrages qui prennent pour objet la critique de la science, de la technique, de l’économie, de l’art, de la politique et de la religion.
Ces considérations générales ont leur importance, car elles relativisent à double titre le rapport art / science. Premièrement, il faut se méfier d’une lecture rétrospective du rapport art / science qui lui donnerait une existence avant la modernité. Il faut alors distinguer le fait que les artistes aient, bien avant la modernité, mêlé la connaissance de la nature avec l’art – chez Aristote déjà, rappelons-le, l’art est placé dans la continuité de la nature et de sa connaissance – et le fait qu’il y ait un discours sur le rapport art / science, qui, quant à lui, suppose la caractérisation spécifiquement moderne de la science et de l’art en tant que tel. La modernité a confié cette tâche à deux disciplines qu’elle a créées pour cela : l’épistémologie d’une part et l’esthétique d’autre part. Si, deuxièmement, les artistes et les théoriciens du 20e siècle ont mis en rapport l’art et la science ou l’art et la politique, c’est parce que ces dernières se trouvaient au sommet de la hiérarchie des activités, la religion ayant été quant à elle déclassée. En d’autres termes, la question art / science a été au siècle dernier, avec la question art / politique, la question à laquelle tout théoricien de l’art moderne devait répondre.
Dans ce contexte où les activités humaines ont été en quelque sorte hypostasiées, les théories modernes de l’art ont exprimé chacune à leur manière un certain rapport de force à l’égard des autres activités. Sans doute la mort des dieux et des valeurs absolues (le bien, le vrai, le beau) avait-elle ouvert la voie à la titanomachie des activités humaines. Il n’est pas rare alors que l’art ait été défini comme une activité de lutte, qui résiste à la logique scientiste ou techniciste. Ainsi le peintre américain Robert Motherwell prononçait-il ces mots, lors d’une conférence en 1944 :
« Aucune synthèse de la réalité n’a remplacé la religion. La science qui n’est qu’une méthode, ne propose aucune vision. L’artiste moderne tend donc à devenir le dernier être spirituel en activité dans le vaste monde ».
Autrement dit, l’esthétique moderne ne pouvait éviter d’aborder frontalement le rapport art / science, dans la mesure où sa raison d’être, depuis sa naissance à la fin du 18e siècle, consistait à faire de l’art une activité spécifique et distincte des autres activités humaines. Dans l’incapacité de penser l’art autrement que par rapport aux autres activités et donc par rapport à leurs différences, elle aborda alors – et continue trop souvent d’aborder – le rapport de l’art avec les autres activités sur le mode du « et » : « l’art et la science », « l’art et la politique », etc… Il en est de même du point de vue des scientifiques et d’une manière générale pour toutes les activités humaines.
Comme l’écrivait récemment Jean-Marc Lévy-Leblond, dans son ouvrage La science n’est pas l’art :
« L’art, et l’art contemporain en particulier, m’attire en raison de ses différences avec la science, et non pas de leurs éventuelles similarités ».
Constitués sur le mode de l’altérité, l’art et la science ne manquent pas de se désirer. La première rencontre (célèbre) se solda par un échec, sans doute parce que toute définition exclut avant de s’ouvrir à son autre. Telle Loïe Fuller qui, dans les années 1900, commanda une robe en radium aux époux Curie. Ces derniers la lui refusèrent. À juste titre… La fin des années 1960 marqua un tournant dans cette relation. Notamment avec les 9 Evenings par les Experiments in Art and Technology (E.A.T.), soit 10 artistes (dont Robert Rauschenberg et John Cage) qui collaborèrent avec une trentaine d’ingénieurs des laboratoires Bell. C’est à cette occasion que l’entreprise fit irruption dans le monde culturel, jouant alors le rôle de l’entremetteuse entre l’art et la science.
Le prix à payer à l’intermédiaire économique et industriel fut élevé. Forte d’une logique associant la recherche au développement économique, l’entreprise importa son modèle et ses jeux de langages aux mondes de l’art. C’est de cette manière d’ailleurs qu’elle parvint à l’unir à la science, qu’elle avait déjà en partie conquise. Sous la force de la sémantique industrielle de la fin du siècle dernier, l’art et la science se fabriquèrent une langue commune autour des notions de « créativité » et d’« innovation ». En témoigne un colloque de 1970, organisé par le centre culturel de Cerisy-la-Salle et intitulé : « De la créativité artistique et scientifique ». Dans le même temps, sous l’effet de cette même force, le concept de création, qui au 19e siècle était passé d’une signification théologique à une signification artistique, s’enrichit au 20e siècle de la notion de « projet », une notion qui, du point de vue pratique, provient du monde industriel, décrivant alors une certaine manière de « créer » suivant une ligne allant de l’« idée » à « la production », en passant par le « prototype ».
Qu’en est-il, pour nous, au XXIe siècle ? La question ne consiste plus de savoir si l’art et la science ont quelque chose à se dire, mais comment ces deux activités se disent ce qu’elles ont à se dire. L’événement marquant de ces vingt dernières années est sans doute la mise en réseau planétaire des machines informatiques, créant ainsi un encodage de la réalité qui n’a d’équivalent dans l’histoire de l’humanité que la naissance de l’alphabet et de l’imprimerie. Sous l’effet des réseaux informatiques, l’utopie moderne de l’artiste qui se dit « créateur » unique s’éloigne à grands pas. Alors qu’il pensait lui succéder, l’artiste post-moderne, archiviste et interprète, croule sous le poids des archives de l’humanité. De son côté, la science est devenue plus que jamais une affaire collective. Qu’elle soit dure ou molle, de l’inerte ou du vivant, naturelle ou humaine, la science s’écrit avec les machines et avec le réseau. Aussi, quand l’art et la science se parlent, elles s’écrivent. Et, à la manière d’un couple d’aujourd’hui, elles s’écrivent aussi, elles-mêmes et l’une et l’autre, avec les caractères et la langue des machines, et en dernière analyse, avec des 0 et des 1.
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Emmanuel Guez, 25 novembre 2011