Archéologie des média _TEXTES THÉORIQUES

De l’obsolescence des machines (programme de recherche au CIPh)

Le texte qui suit définit les contours de mon programme de recherche au Collège International de Philosophie. Il porte comme sous-titre : À la recherche d’une esthétique des média techniques.

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Le programme de recherche «L’obsolescence des machines »  tente de dégager les enjeux philosophiques contenus dans la question de l’obsolescence des média techniques.

Il concerne aussi bien le champ de la philosophie de l’art que de la technique. Il mobilise également l’histoire de l’art et de la littérature, la conservation-restauration des objets techniques et l’archéologie des média, une discipline apparue il y a une trentaine d’années en Allemagne et dans les pays anglo-saxons.

Ce programme s’inscrit aussi dans la continuité de différents programmes de recherche développés depuis trente ans en France, à commencer par la réflexion menée par Jean-Louis Déotte, d’abord au sein du CIPh (1986-1992), puis au sein de la MSH de Paris-Nord, repris ensuite par Pierre-Damien Huyghe au Collège des Arts au début des années 2000. Il serait également injuste de ne pas mentionner les travaux de Bernard Stiegler, dont les textes ont nourri le débat pendant plus de vingt ans. Toutefois, notre recherche n’est pas centrée sur la notion d’appareil mais sur celle de médium technique.

J’appelle médium (pluriel média) technique, un appareil d’enregistrement, de stockage et de traitement de données. Je reprends ici la définition donnée par le théoricien des média Friedrich Kittler, par ailleurs directeur de recherche au CIPh au début des années 1990. Un médium technique désigne par exemple le gramophone, le film, l’ordinateur. Il ne faut donc confondre le médium technique ni avec les mass-médias, ni avec les médiums spirites, ni avec les médiums artistiques. La notion de médium technique se distingue des outils, des appareils (Déotte, 2005, 2008) et des instruments dans la mesure où ces média ne forment pas seulement un élément de la culture mais « agissent » sur elle.

Ce sont les « effets » des média sur l’écriture qui nous intéressent ici. En ce sens le programme s’appuie sur la théorie littéraire des média, en particulier sur une série de traductions, qui a débuté il y a trois ans, avec la traduction de deux conférences de Friedrich Kittler, réunies dans l’ouvrage Mode Protégé et de ses cours sur les Média Optiques ainsi que d’un extrait d’un ouvrage de Katherine Hayles, paru en français sous le titre Parole, Écriture, Code. Depuis, les traductions se sont accélérées avec la parution de Gramophone, Film, Typewriter de Friedrich Kittler, de Lire et Penser en milieux numériques de Katherine Hayles et de Qu’est-ce-que l’archéologie des média ? de Jussi Parikka. Cette accélération a fait l’objet d’un dossier spécial, dirigé par Katia Schwerzmann, au sein la revue Acta Fabula. Dans les mois et les années à venir seront traduits des inédits de Vilèm Flusser ainsi que des textes encore inconnus en France de l’historien de l’art Erkki Huhtamo et des archéologues des média Siegfried Zielinski et Wolfgang Ernst.

En tant que tel, notre programme pourrait s’inscrire dans la philosophie de la technique. Nous avons choisi l’esthétique. Si les média, en tant qu’ils sont ce par quoi s’enregistre et s’archive la culture tout entière – tout au moins la culture occidentale –, déterminent notre situation (Kittler, 2017), alors ils déterminent aussi la littérature et l’art. Leur histoire – l’émergence et la disparition des formes – est liée à celle des média techniques. Ceci constitue notre point de départ.

Il en découle un certain nombre de questions. L’émergence et l’obsolescence des média possèdent-elles une « logique propre », c’est-à-dire un sens et une fin propre ? Quelle en est alors la nature ? Linéaire ou discontinue ? Matérielle ou immatérielle ? Existe-t-il des « époques » média-techniques ? Cette première série de questions nous conduisent du côté de la philosophie de l’histoire.
Mais dans la mesure où les média constituent les conditions de possibilité de l’écriture, comment une telle histoire peut-elle s’écrire ? Si une première réponse semble provenir de l’art et la littérature, notamment des avant-gardes du XXe siècle puis de l’art et de la littérature numérique, comment peut-elle s’écrire philosophiquement ? Une esthétique des média techniques n’est-elle pas alors à même de saisir ce que les média « disent » sur eux-mêmes. En retour, l’analyse de la logique des média techniques ne vient-elle pas éclairer les productions artistiques et littéraires numériques, permettant ainsi de « fonder » une esthétique de ces pratiques ? S’il existe une telle logique, n’est-elle pas en premier lieu accessible par le repérage des transformations esthétiques qu’implique l’obsolescence des machines média-techniques ?
Mais comment saisir cette transformation des formes ? Cette dernière question nous entraîne cette fois du côté de la conservation et de la restauration des œuvres d’art média-techniques, du côté de la solidité de l’archive et du fantasme de son éternelle pérennité.

Notre programme comporte trois axes de recherche.

1. Le premier axe envisage la possibilité d’une philosophie de l’Histoire à partir de l’émergence et de l’obsolescence des média techniques, alors pensés comme des machines d’écriture et d’archivage.

S’il est vrai que les média techniques déterminent « notre situation », c’est-à-dire l’écriture, le régime de la sensibilité et la culture, ces média constituent-ils pour autant le « sujet de l’histoire ?

Il s’agit d’examiner à cette occasion l’hypothèse d’un sujet média-technique (et pas seulement « digital »), comme « moteur » de l’Histoire, venant se substituer à l’Esprit ou aux modes de production économique. Nous relisons les philosophies de l’histoire classiques (Hegel, Marx-Engels) et la philosophie postmoderne (post-histoire) à l’aune de cette histoire des média.

La place occupée par la technique, fût-elle mécanique, au sein de ces philosophies sera réévaluée. Au demeurant, il faut se demander si la subjectivation historique des média techniques n’est pas en réalité celle de l’industrie elle-même, alors placée au sommet de la hiérarchie des activités humaines. En ce sens l’idée d’une détermination média-technique de l’histoire ne serait pas très éloignée du marxisme (Winthrop-Young, 2013).

Mais en admettant que les média techniques puissent être pensés en tant que sujet de l’Histoire, ils ne le seraient qu’en tant que conditions de l’écriture et de l’archive, c’est-à-dire en tant que condition matérielle des représentations de la réalité. Autrement dit la pensée philosophique elle-même, en tant que production de l’écriture, n’échappe pas à ses déterminations média-techniques.

Existe-t-il alors une « loi » capable de déterminer l’émergence et l’obsolescence des média techniques. Pourquoi tel ou tel médium persiste, occupe une position dominante, tandis que tel autre disparaît ?

Dans les années 1960 Marshall McLuhan a proposé une théorie selon laquelle chaque nouveau médium qui « réussit » est le produit de deux autres média plus « anciens ». Un nouveau médium ne supprime pas les anciens mais les reconfigure. Il arrive cependant que l’émergence d’un médium « renverse » le cours de l’histoire de la culture (alphabet, imprimé, média acoustiques). Pour le théoricien de Toronto, c’est parce qu’il bouleverse le sensorium, c’est-à-dire la hiérarchie des sens, et révolutionne par là notre représentation de la réalité. L’homme se définissant par sa complexion perceptive, l’introduction d’un nouveau médium a pour effet de provoquer en lui, à la façon d’un massage, des changements profonds et durables et de transformer son environnement culturel (et, par là, la société tout entière). Le passage historique d’un médium à un autre répond à la loi du pharmakon. L’émergence d’un nouveau médium produit une auto-amputation perceptive qui nécessite un anti-inflammatoire, c’est-à-dire l’apparition d’un nouveau médium, qui agira à son tour à la fois comme un « remède » aux déséquilibres introduits par le médium précédent et un « poison » en tant que nouvelle auto-amputation. Le contenu d’un nouveau médium est donc un autre médium, aux effets duquel il vient remédier.

Le « schéma » historique mcluhanien demeure cependant linéaire : Oralité – Alphabet – Imprimé (Gutenberg) – Média acoustiques électriques (Galaxie « Marconi ») – Ordinateur. Les travaux de Michel Foucault nous invitent au contraire à penser les ruptures historiques sur un mode non linéaire. Il n’y a pas d’unité de l’histoire, et pas de continuité du déroulement historique, mais il y a des ensembles épistémiques qui produisent des effets apparemment hétérogènes. Avec le concept d’épistémè, Foucault, qui insiste sur le fait qu’il ne renvoie pas avec ce terme à l’idée de structure ou de “visage d’une époque”, à une loi générale qui rendrait compte de la cohérence des événements d’une époque, essaie au contraire de penser la dispersion de l’histoire, les différences de temporalité, les décalages, les rémanences.

Friedrich Kittler reprend à son compte cette périodisation foucaldienne, mais lui reproche de ne pas expliquer ce qui fait que l’on passe d’une épistémè à une autre. Ce passage vient selon Kittler des média techniques eux-mêmes, en tant qu’ils sont la condition même de l’archive – des discours et des pratiques – et donc de la détermination des énoncés. À l’archéologie du savoir Kittler substitue une archéologie des média et l’idée que l’émergence et l’obsolescence des média permettent de comprendre les ruptures époquales du langage et de la culture. Pour lui, par exemple, la fin du XXe siècle ne diffère pas de la fin du XIXème siècle, car il n’y a pas de rupture entre les média analogiques acoustiques et l’ordinateur. Il reste alors à savoir selon quelle « loi » s’opèrent l’émergence et l’obsolescence des média techniques eux-mêmes. Peut-être inspiré des travaux de Paul Virilio, Gramophone, Film, Typewriter soulève l’hypothèse que la guerre est ce qui engendre, amplifie et ou fait disparaître les média.

Mais, dans la mesure où il est question de la condition de possibilité de l’écriture, n’en a-t-on pas plutôt fini avec le concept d’histoire ? Celui-ci a mobilisé les pensées les plus marquantes du XIXe et XXe siècles (Kant, Hegel, Marx, Benjamin, Arendt, Foucault…). Il est étroitement lié à l’histoire comme discipline, qu’il a contribué à développer et scientificiser. Son matériau est l’archive, qui s’étend depuis la fin du XIXe siècle par l’action des média techniques à tout le réel humain et non-humain. À l’ère de Turing (pour reprendre l’expression de Kittler), l’archive est devenu le réel, et le réel est devenu archive. Pour Kittler, ce moment signifie la fin du sujet, la fin de l’écriture et donc la fin de l’histoire humaine. L’écriture est désormais machinée tandis que la structure même de la machine est devenue inaccessible. L’écriture (textes, images, sons – tous réductibles au binaire) mobilise une série de langages empilées, s’étageant du langage machine aux langages de « haut  niveau » proche du langage naturel. Or nous n’avons plus accès aux conditions de l’écriture, oblitérées par l’industrie du logiciel et sa « logique » consistant à placer les logiciels sous licence propriétaire (chez Microsoft p. ex.) et à interdire l’accès au matériel (hardware) qui le sous-tend (chez Intel p.ex.). C’est pourquoi désormais « nous n’écrivons plus » (Kittler, 2015). La critique des conditions de l’écriture est une critique politique de la domination visant le contrôle de l’archive par la dissimulation et la perte de la maîtrise de ses conditions.

Avec l’histoire, ce sont aussi les notions d’époque et de nouveauté qui n’ont plus lieu d’être (Groys, 1995 ; Zielinski, 2001). Analysant le poids de l’archive dans la culture occidentale, Siegfried Zielinski a imaginé le concept d’an-archive. L’archive définit et clôture en quelque sorte l’époque et le futur. Afin de garder ouverte la possibilité de mondes différents, Zielinski plaide en faveur d’espaces utopiques en complément de l’archive. S’appuyant sur les « héros » des média (inventeurs, artistes, prophètes, etc…) il propose une « variantologie » des média combinant l’imaginaire des média à des média imaginaires, des média hors du temps (dont l’invention revient de manière cyclique), conceptuels ou encore inconstructibles. Les archives de ces variations relèvent de pratiques purement an-archistes, ne répondent à aucun dessein extérieur et obéissent à un temps de développement qui ne suit aucun plan divin. Ils sont étrangers à l’obligation de nouveauté – dont Zielinski écrit qu’elle est la psychopathia medialis de notre condition capitaliste contemporaine. Les pratiques variantologiques offrent des manières d’entendre, de voir et de sentir qui laissent se déployer l’hétérogénéité culturelle, spatiale, temporelle (il y a du nouveau dans l’ancien et réciproquement).

2. Le deuxième axe cherche à déterminer selon quelle « méthode » il est possible d’écrire l’histoire des média.

Il s’agit d’une question autant épistémologique qu’esthétique, comme nous allons le voir. Dans la mesure où les média constituent les conditions de possibilité de l’écriture, comment une telle histoire peut-elle en effet s’écrire ? S’il est besoin d’une variantologie c’est bien parce qu’il existe une logique des média techniques. Il s’agit alors de saisir leur temporalité propre par leurs matérialités propres. Il ne s’agit plus de savoir comment écrire l’histoire, mais comment lire l’histoire que les machines écrivent elles-mêmes. D’un point de vue épistémologique, la question, à la suite de Kittler et de l’archéologie des média, et surtout Wolfgang Ernst, se formule autrement : à quelle condition il est possible d’écrire l’histoire des média, dans la mesure où les média sont eux-mêmes la condition de l’écriture, et donc de l’histoire.

Dans quelques articles récents, Frédérique Vargoz et moi-même avons soutenu que les avant-gardes artistiques et littéraires du XXe siècle (Mallarmé, Roussel, Joyce, George, Morgenstern, Dada, Duchamp) ont constitué une réponse à l’émergence des média techniques et à leurs effets sur l’écriture (Krzywkowski, 2010, Guez-Vargoz, 2017). De même, la thématisation de la « mort de l’auteur » au XXe siècle peut être interprétée comme une prise de conscience philosophique de l’action de la machine sur l’écriture. Comment philosophiquement peut-on résoudre ce « paradoxe de la machine d’écriture » ? S’il n’est de sujet qu’écrivant – c’est-à-dire s’écrivant, il s’agit de savoir si (et comment) les média techniques s’écrivent, c’est-à-dire écrivent leur propre histoire. Autrement dit, comment faire « parler » la logique temporelle interne des média sans passer par l’histoire ? Le programme examine alors la méthode proposée par Ernst. En décrivant les pratiques non discursives spécifiées dans les éléments de l’archive techno-culturelle, Ernst développe une « archéographie ». Elle s’intéresse à l’infrastructure non discursive et aux programmes (cachés) des média. En résumé, les média techniques doivent être considérés comme étant eux-mêmes des archéologues des média produisant et conservant les traces de leurs propres opérations. Il s’agit alors de saisir l’« action » des média sur la perception et le symbolique grâce aux traces d’ordre physique et mathématique qu’ils produisent.

Mais il s’agit alors de savoir comment ces traces peuvent être elles-mêmes captées et interprétées en dehors de tout registre symbolique (c’est-à-dire humain). Plutôt que de « traces », ne faut-il pas parler de « symptômes » propres à l’action des machines média-techniques. Dans quelle mesure ces symptômes ne viennent-ils pas alors s’incarner dans les transformations esthétiques qu’implique l’obsolescence des machines média-techniques ? En d’autres termes, dans quelle mesure l’émergence et l’obsolescence des média techniques peut-elle expliquer l’émergence et l’obsolescence des formes ?

Cette question, qui trouve ses racines chez Aby Warburg et chez le théoricien de la littérature Ernst Curtius, est abordée explicitement par l’historien et archéologue des média Erkki Huhtamo, qui défend l’idée d’une continuité des motifs qu’il conceptualise sous le nom de topoï La récurrence des « motifs » culturels est alors un moyen de penser l’« action » des média dans la réciprocité de la technique et du symbolique. Cette continuité n’est pas linéaire. Certains motifs peuvent disparaître pendant un certain temps avant de réémerger au gré des configurations historiques média-techniques. Chez Huhtamo, les raisons qui font apparaître ces motifs restent indéterminées. Huhtamo, comme Zielinski et Ernst, se méfient d’une explication mono-causale (Huhtamo, 2017). Huhtamo se contente alors de les observer et de les relier aux média. Il existe donc bien une « logique » des média impliquant des transformations esthétiques mais elle reste inconnue.

Même s’il s’agit d’une toute autre méthode et d’un champ de recherche complètement différent, il est intéressant de parcourir les méthodes des « humanités numériques » à l’aune de cette dernière question. S’il est possible d’expliquer l’histoire des formes à partir de celle des média techniques, alors il est possible de « machiner » l’art et la littérature. L’apparition et la disparition des genres littéraires peuvent par exemple s’expliquer à partir des données massives établies par l’informatisation des bases de données des bibliothèques et la numérisation des ouvrages (Moretti, 2008). Mais cette approche ne permet pas non plus de dégager les raisons de ces ruptures. À vrai dire, les « humanités numériques » ne les cherchent pas non plus, car pour elles, « machiner la poésie » ne signifie pas que la poésie est elle-même machinée.

3. Nous cherchons ensuite à saisir les effets esthétiques de l’obsolescence des machines.

Les effets de l’obsolescence des machines sur les arts et littératures numériques – c’est-à-dire des œuvres écrites et accessibles avec un ou des ordinateurs – apparaissent clairement lorsqu’il est question de la conservation et de la restauration de ces œuvres. En raison de l’obsolescence des média techniques (pour l’ordinateur et les réseaux, cela concerne les logiciels, matériels et infrastructures), des réalisations artistiques et littéraires cessent d’être accessibles parfois en quelques mois (par exemple, les œuvres produites avec les interfaces de programmation (API) des plate-formes industrielles du Web). La restauration des ces œuvres implique alors de déterminer la place qu’il faut accorder aux langages et aux matériels dans l’œuvre.

Sur cette question deux écoles s’affrontent. La première (théorie de la réinterprétation ou « des médias variables ») (Depocas & al., 2003 ) considère que le code informatique des œuvres d’art et de littérature numériques relèvent de la partition qui peut être réinterprétée comme n’importe quelle œuvre allographique (au sens goodmanien du terme). Aussi considère-t-elle comme pertinente le fait de réécrire l’œuvre dans un nouveau langage, de changer le matériel, pourvu que les effets (souvent conceptuels) soient préservés. La deuxième école (« média-archéologique ») considère au contraire que d’une part le code est un acte d’écriture et d’autre part qu’on n’écrit pas n’importe quoi avec n’importe quelle machine. Les machines produisent des effets sur la manière dont nous écrivons et dont nous lisons ou percevons et quand nous changeons de machines, d’écran et de hardware, ces effets disparaissent. Changer de matériel suffit pour changer une dynamique, des couleurs, une luminosité etc. Trancher entre ces deux « écoles » revient à se prononcer sur l’action de la machine sur l’œuvre elle-même.

Les recherches que j’ai pu mener sur cette action avec le PAMAL (Preservation & Art – Media Archaeology Lab) puis avec le PAMAL_Group, dans le cadre d’opérations de restauration, ou plutôt de reconstruction, montre qu’il est possible de repérer les ruptures formelles, artistiques et littéraires par l’émergence de « lacunes » média-techniques. Parfois, pour une œuvre donnée, il est techniquement impossible de faire « fonctionner » de nouveau le dispositif technique tel qu’il a été conçu à l’origine. Ces impossibilités ou « lacunes » sont des indicateurs précis des ruptures temporelles média-techniques. Ce qui vient à manquer fait ressortir ce qui agissait. Dans le cadre d’une restauration, il peut être pertinent de faire ressortir ces lacunes et de s’interroger sur l’impossibilité d’une quelconque réactivation de l’œuvre. Révélatrice des ruptures et continuités de l’ « histoire » des média, ces lacunes sont aussi révélatrices de la manière dont l’artiste a « saisi » ou plutôt « décrypté » ses propres conditions machiniques. Si toute l’histoire des média, en tant qu’encodage et stockage des données de la réalité, tend vers une robustesse toujours accrue de l’archive, cette prétendue robustesse contraste avec à la fragilité matérielle des œuvres média-techniques. Certains artistes et auteurs « numériques » explorent cette fragilité comme un contrepoint.

Si l’on peut parler d’un sens de l’histoire média-technique, n’est-ce pas dans ce projet de l’archivisation de la totalité de l’existence humaine ? Nous examinerons dans quelle mesure les inventions récentes du Web (1993) et de la Chaîne de Blocs (ou Blockchain = inscription inaltérable et extrêmement robuste de contenus dans des blocs chiffrés, 2008) ne répondent pas au fantasme de l’immortalité des données – ce qui serait une traduction actuelle de l’immortalité de l’âme. L’archivisation du monde comme l’omniprésence de l’archive dans la pensée contemporaine ne constitue-t-elle pas une idéologie au service de l’augmentation de la puissance d’agir des média techniques ? L’effacement de l’homme (Foucault) ou soi-disant « homme » (Kittler) comme sujet de l’histoire, n’est-il pas un effet de la puissance média technique sur notre représentation de l’existence comme archive ? Bref, l’archivisation industrielle du monde n’est-elle pas le nouveau modèle de la pérennité de l’existence, opérée derrière notre dos par les media-techniques ?

Emmanuel Guez, mars 2019.

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Bibliographie (ouvrages cités)

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