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Pour une dramaturgie du web

« Pour une dramaturgie du web » est la note d’intention de la Sonde 04#09, qui croisait les arts du réseau et le théâtre. Le texte a été publié sur le site des Sondes et dans la Lettre de la Chartreuse, n°71.

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Emmanuel Guez Sonde Chartreuse Villeneuve lez Avignon

Avec les plates-formes d’échange et de communication, les blogs, les forums, les chats, les micro-blogs, les sites de réseaux sociaux, les sites de rencontres, les sites de jeux multi-joueurs sur navigateur, les fils de  commentaires sur les sites d’informations, le web est devenu un espace de production massive d’écriture et de lecture qui n’est pas sans soulever un certain nombre de questions.

le web et le théâtre

En rendant possible l’usage du pseudonyme, et donc la dissimulation, en incitant la création de multiples avatars, et donc la démultiplication de soi, le web n’est-il pas un espace de jeu indéfini, voire infini, où l’enjeu ne serait rien d’autre que l’identité de chacun ? Le web n’est-il pas alors un bal masqué planétaire ? Associée à la notion d’avatar, la co-présence de l’auteur et du lecteur rapproche plutôt l’écriture en réseau de la performance d’acteurs, autrement dit l’écriture en réseau forme un théâtre permanent où chaque auteur se démultipliant est à chaque fois l’acteur de ses fictions ou de ses fantasmes.  L’on pourrait objecter qu’en réseau les corps sont absents, que la co-présence physique n’a pas lieu et donc, que nous ne sommes pas au théâtre. Mais faut-il séparer le corps de l’écrivain et du lecteur de la machine d’écriture et de lecture ? Le fait que, dans l’écriture en réseau, le support d’écriture et le support de lecture soient identiques ne remet pas en cause cette distinction.

une écriture ré-oralisée

Tandis que le livre rend pérenne une pensée vouée naturellement à s’éteindre avec son auteur, et en ce sens le livre contient tous les éléments matériels et formels de cette conservation, les écrits propres aux web, c’est-à-dire rendus possibles uniquement par le web, sont produits ici et maintenant sans souci du lendemain, souvent informes, dispersés, destinés à l’oubli. Ecrire sur le web, c’est apprendre à mourir. Le caractère éphémère de l’écriture en réseau la ramène à une forme d’oralité que l’imprimé avait cherché à réduire.

une écriture singulière sur le web est-elle possible ?

Quels sont les processus cognitifs nécessaires à l’écriture et à la lecture en réseau ? Le lecteur du web ne lit qu’en suivant un parcours non-linéaire et en apparence indéterminé – bien que la tendance soit à l’orienter comme on oriente un consommateur dans un supermarché. Les clics relèvent-ils du désir ou du libre choix ? S’il fallait décrire les chemins de la pensée d’un lecteur, et donc d’un auteur sur le web, l’historique de son navigateur ne permettrait-il pas d’en tracer la carte ? La question est de taille : derrière les masques, trouvons-nous des singularités ? La dé-nomination de soi pourrait être ici reliée à l’apparition d’une nouvelle vie tribale, que H. Marshall McLuhan associait à la société électronique. De son côté, Walter J. Ong disait que les sociétés tribales, définies par l’oralité, pensent en formules. Le Buzzmarketing ne s’y trompe pas. À l’époque du village global, les formules inlassablement répétées et ressassées – qui font le tour du monde,  ont-elles quelque chose à voir avec l’espoir animal d’un partage universel des consciences, qui aurait été la formule secrète des inventeurs du web ?

un déficit dramaturgique

Le web, comme espace qui s’écrit et m’écrit, le web comme espace théâtral, représente un enjeu pour les pouvoirs économiques et politiques. Le retour du réflexe politique consistant à vouloir instituer des droits et des responsabilités dans le réseau montre en effet à quel point les pouvoirs s’inquiètent de ce retour inattendu d’une nouvelle forme de théâtre dans la société. En retour, le web semble incapable de se constituer en espace critique. N’est-ce pas le signe d’un déficit dramaturgique ?

Emmanuel Guez, 27 février 2009.