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quelques notes sur une sonde

« Quelques notes sur une sonde » est paru dans la Lettre de la Chartreuse, n°71. C’est une sorte de compte-rendu de la sonde 01#09. Le lecteur découvrira ici la version non expurgée.

quelques notes sur une sonde

La sonde 0109 – de l’encre au pixel a réuni des auteurs de littérature numérique, des auteurs dramatiques, des performeuses, un compositeur multimedia, un industriel, un dessinateur, des intellectuels, des étudiants en informatique et en littérature anglaise.

propos sur les lecteurs

En réponse la question : En quoi les matérialités de l’écrit – et en ce qui concerne l’ordinateur, on parlera plutôt de couches de matérialités, déterminent-elles la nature de ce qui est écrit ?

Pour Alain Giffard, la question n’est pas de s’interroger sur l’auteur mais sur le lecteur. Reprenant l’idée [EDIT (2016) de Katherine Hayles] qu’une éducation livresque délivre une « deep attention » (capacité à se concentrer durablement) et une éducation « numérique » (jeux vidéos, internet, etc.) délivre une « hyper attention » (multi-tâche et intuitive), Alain Giffard se demande si les mutations des pratiques de lecture ne risquent pas de provoquer un nouveau haut moyen-âge de la lecture d’étude. Or cette dernière est une technique de soi, au sens foucaldien et stoïcien du terme. La lecture du numérique annoncerait la fin de la méditation, qui n’est pas la culture d’un « moi », objet de toutes les attentions des industries culturelles et du marketing. Cette question fut aussi celle de Saint-Augustin puis celle Hugues de Saint-Victor (cf. Didascalicon). Entre les deux auteurs, le trou noir.

Mais n’est-ce pas justement la préoccupation essentielle de la littérature numérique que de faire de la technologie numérique un vecteur esthétique et réflexif, autrement dit de ne pas laisser le champ libre aux nouvelles formes de dominations culturelles liées à un usage marchand du support numérique ?

spécificités de la littérature électronique

Lire une oeuvre de littérature électronique est un acte toujours singulier. Il ne s’agit pas ici de dire que les interprétations d’une même lecture sont toujours différentes. Ce n’est pas la lecture qui est différente mais l’oeuvre elle-même.

nota bene : œuvre électronique = oeuvre qui ne peut exister (se lire) que sur une machine informatique ; l’impression de cette œuvre détruit l’œuvre.

1. La lecture d’une œuvre de littérature électronique suppose une certaine configuration matérielle et logicielle qui a très peu de chance d’être celle du concepteur de l’oeuvre. Pour Philippe Bootz, ces configurations varient dans le temps (une œuvre conçue dans les années 90 sera « lue » tout autrement par une machine actuelle).

2. Il est impossible pour un lecteur d’avoir une vision de l’ensemble du chemin à parcourir avant qu’il ne soit parcouru : la notion de page n’est plus qu’un vague souvenir ; un clic ouvre un univers insoupçonnable ; le lecteur est donc impliqué dans l’œuvre par ses « choix » ou ses désirs de lecture ; toute lecture se fait donc ici et maintenant ; ici réside l’interactivité.

3. La lecture ne suppose plus l’usage unique du sens de la vue, dans la mesure où l’ouïe (le son) et le toucher (le clic, le mouvement de la souris) sont activement mis à contribution. Comme le souligne Xavier Malbreil, la lecture d’une œuvre numérique est multi-sensorielle, le corps tout entier est invité au voyage ; et en retour, la littérature électronique semble avoir besoin d’un metteur en scène.

4. Une œuvre de littérature électronique se fait avec un designer, un scénographe. Je lance la formule de designer textuel. Dans un même mouvement, le compositeur multimédia Pascal Baltazar présente un prototype qui permet d’intégrer une régie lumière, son, etc… dans un seul logiciel. En même temps qu’il dé-hiérarchise les rapports entre les sens et les frontières entre les arts, la matière numérique redistribue les rôles de chacun au sein de la production théâtrale.

la littérature électronique et le corps

Comme ce fut le cas lors de l’utilisation de l’écriture par les intellectuels de la Grèce antique ou lors de la découverte de l’imprimerie, la littérature électronique explore le médium qu’elle utilise et cherche à en mesurer les effets.

Annie Abrahams (d)écrit et pointe la nature intime de l’écriture en réseau en faisant écrire le public.

Je prends quelques notes sur le dispositif TextDynamics : écriture en réseau ; la quantité de signes est limitée, les lettres des uns peuvent effacer celles des autres : plus vous écrivez, plus vous serez lu, mais toujours à la merci d’une ultime modification par un inconnu ; les auteurs, légitimes ou pas, se livrent à un combat singulier : l’écriture est une affaire de pouvoir : le texte est lu à haute voix ; le sens se crée à ce moment-là, objet de mémoire d’une joute passée.

Eprouvant physiquement l’entre-corps de l’écrivain et de la machine d’écriture en les plaçant dans un rapport actif / passif proche de l’ébat sexuel, Lucille Calmel nous fait sentir le lien désirant et co-extensif qui unit la machine et l’homme.

littérature ou jeux vidéos ? regards croisés

La littérature numérique touche non seulement aux genres internes de la littérature – l’œuvre de Lucie de Boutiny est-elle un roman ? – mais aussi à la frontière qui la sépare des autres arts. Pour les gamers présents pendant la sonde, le plaisir de la lecture réside dans la résistance qu’elle procure, même si cette résistance est infiniment moins élevée que dans les jeux vidéos. Pour Laurent Contamin, un auteur dramatique citant Claudel, les œuvres présentées font « perdre connaissance » et souvent nous renvoient à notre propre éphémérité. Célia Houdart se demande, quant à elle, quels seraient les critères qui permettraient de juger une oeuvre de littérature numérique, s’il l’on admet qu’il en existe pour juger les oeuvres littéraires imprimées.

Dernier point. L’électronique n’a pas fait que produire une littérature spécifique. Elle traverse aussi de part en part la littérature imprimée. Indirectement. Retour à cette idée que l’auteur est un lecteur. N’y a-t-il pas un lien entre la réduction progressive de la taille des romans et l’évolution du lectorat de plus en plus composé d’individus bercés par la télévision et les jeux vidéos ? Directement. Pensons ici au texte de Noëlle Renaude, Une Belle Journée, dont les didascalies sont signifiées par les caractères spéciaux des logiciels de traitement de texte.

Emmanuel Guez, janvier – mars 2009.