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Le rire de l’art – l’art du réseau et la mystification

Le 1er avril 2011, à 19h, à l’occasion du vernissage de l’exposition dans l’espace virtuel du Jeu de Paume « Side effects – Identités précaires » (commissaire d’exposition : Christophe Bruno), je fais une conférence intitulée « Le rire de l’art – l’art du réseau et la mystification ». Présentation de la soirée. Compte-rendu de cette soirée par Nicolas Thély. Ce qui suit est le texte préparatoire de mon intervention.

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«  The internet gives me hope that in the future everyone will wear Halloween costumes 365 days a year » (L’internet me permet d’espérer que dans le futur, chacun sera déguisé 365 jours par an comme pendant la fête d’Halloween)

Douglas Coupland, « Transience is now permanence » dans Is The Internet changing the way you think ? – The net’s impact on our minds and future – textes réunis par John Brockman .

En 2004, vingt après la catastrophe de Bhopal qui a fait des milliers de victimes, Jude Finisterra annonce que Dow Chemical met en vente sa filiale Union Carbide, principal actionnaire de l’usine responsable de la catastrophe de Bhopal, et cela pour soigner les victimes et nettoyer le site. Immédiatement, l’information se propage comme une traînée de poudre dans les médias, ce qui fait chuter le cours de l’action. Jude Finisterra était en réalité Andy Bilchbaum des Yesmen.

En 1997, la Kunsthalle de Hambourg annonce un concours d’art numérique. A cette occasion elle reçoit beaucoup candidatures féminines. Vraiment beaucoup. Plus de trois cents, dont 127 sont des net.artistes. Pourtant elle attribue les prix à des hommes. Parmi toutes les candidatures féminines, 288 étaient des « fausses » artistes, créées par Cornelia Sollfrank.

En 1999, un nouveau label de musique, Dick Head Man Records, voit le jour. Il regroupe à ce jour plusieurs centaines de groupes répartis dans quelques dizaines de pays. Ces groupes, répérés sur le Net ou via le site myspace, se font inviter par les programmateurs. En réalité, nul ne sait qui sont les musiciens qui forment ces multiples groupes.

Quand nous écoutons les YesMen piéger Dow Chemical, quand nous voyons les Dick Head Man Records produire un label de musique fictif mais effectif, quand nous découvrons la Female extension de Cornelia Sollfrank, nous rions. Il reste à savoir de quel rire il s’agit. En art, et surtout dans l’art contemporain, on pourrait en distinguer trois sortes. Le cynisme, la dérision, la mystification. C’est ce dernier rire qu’affectionne tout particulièrement l’art du réseau.

Nous rions parce que nous nous savons pris au piège ou parce que nous savons que l’autre a été, est ou sera pris au piège. Nous rions de notre savoir. Il s’agit là d’une vieille ficelle de la représentation théâtrale. Notre rire nous en apprend sur nous-mêmes et sur les modes de fonctionnement de notre société et des activités qui la définissent.

L’art de l’Internet n’a rien inventé. L’histoire de la littérature et de l’art est remplie de mystifications, de canulars, de supercheries, de chausse-trappes, de pièges. Evoquons seulement ici l’affaire Emile Ajar. Emile Ajar est le pseudonyme de Romain Gary. Pour l’instant, rien de très neuf pour un écrivain et encore moins pour Romain Gary qui en avait plusieurs. Et prendre un pseudonyme en littérature, ce n’est pas à proprement parler une mystification, c’est plutôt quelque chose d’attendu. Chez Romain Gary, ce pseudonyme s’est toutefois incarné en la personne de Paul Pavlowitch, son neveu « in real life ». Ici commence la mystification, dans l’incarnation de ce pseudonyme par un tiers, par le fait que l’écrivain de La Vie devant soi a fait jouer par un autre son rôle d’auteur.

Comment la mystification opère-t-elle ? Pour qu’il y ait du faux, il faut qu’il y ait du vrai. La mystification joue alors comme une entreprise de démythification de la valeur d’une vérité. Elle sert à en mesurer la solidité, comme elle sert à mesurer la solidité de l’ordre social, politique ou médiatique. Derrière toute vérité, il y a un ordre du monde où les rôles de chacun sont bien définis. Et c’est à cet ordre que s’adresse la mystification. Toute mystification est faite pour être découverte. La question n’est pas : « Faut-il » mais « Quand faut-il lever la supercherie ? » Car c’est précisément le passage à la démystification qui introduit une distance avec l’ordre du monde et le démythifie.

Ce que voulait démythifier Romain Gary, c’était le statut de l’« auteur » littéraire. Car, écrire et être auteur, ce n’est pas la même chose. L’auteur n’est pas seulement celui qui écrit mais aussi celui qui échange avec son éditeur, répond à la critique, aux interviews, construit un discours sur lui-même etc. ; être auteur, c’est s’insérer dans un cadre pragmatique qui définit un statut et un ordre au discours. Ce n’est qu’après la mort de Gary que la mystification sera révélée. Elle aura fonctionné huit années et aura montré comment se fabrique et se produit un auteur. « Je savais que j’étais fictif et j’ai donc pensé que j’étais peut-être doué pour la fiction » écrit Romain Gary dans Pseudo, signé Emile Ajar.

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Revenons à l’art du réseau. L’ordre du monde auquel se frotte l’art du réseau est celui instauré par le réseau lui-même. C’est aujourd’hui une évidence que de dire que l’Internet et le Web bouleversent la culture, la société, l’économie, la politique. Il reste à savoir comment ils les bouleversent. Sur le plan culturel – et je m’en tiendrais aujourd’hui à cela, nous en connaissons les effets : mutations de l’écrit, mutations de la fabrication de l’information, mutations des modes de construction et de diffusion du savoir et de la création. Ces mutations marquent le bouleversement des modes de légitimation établie sur la notion d’auteur.

Jusqu’à l’Internet, on ne pouvait imaginer un texte sans auteur, une information sans source, une œuvre sans artiste. La structuration du savoir tout en entier était articulée sur l’identification de la source de la parole et sa légitimité à parler. Cela tenait à la place accordée au Livre depuis le 16e siècle. L’imprimerie, autrement dit, la reproductibilité en masse d’un même discours et la mise en ordre de tous les discours dans un même format, est devenu l’environnement technologique du savoir et du pouvoir du 16e siècle, du 17e siècle surtout au 20e siècle. L’imprimerie est le modèle présupposé impensé de toute production du savoir pendant cette période. Je m’en tiendrais au regard porté par nos contemporains sur cette célèbre phrase de Galilée : « La philosophie est écrite dans ce livre immense perpétuellement ouvert devant nos yeux (je veux dire : l’Univers), mais on ne peut le comprendre si l’on n’apprend pas d’abord à connaître la langue et les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langue mathématique ». Les philosophes du 20e siècle, tels que Husserl et Koyré, se sont beaucoup attachés à analyser la dimension mathématique du savoir moderne tout en oubliant complètement la référence au livre. Au 20e siècle, quoiqu’affaibli par la radio, le cinéma et la téléviion, le livre était encore l’environnement de la légitimation du savoir.

Le livre imprimé a produit la notion d’auteur. Il n’y a pas de savoir moderne s’il n’est écrit, c’est-à-dire s’il n’est imprimé et il n’y a pas de livre imprimé sans auteur, sans nom, sans identification, voire sans sexualisation de son autorat et de son lectorat. En retour, la publication d’un livre imprimé légitime son auteur dans un champ du savoir donné. Il en est de même pour l’œuvre d’art, au point que l’art conceptuel – dans sa dimension critique – s’est mis à penser que n’importe quel objet se transforme en œuvre dès qu’il est signé.

Le 20e siècle littéraire et artistique a questionné ce poids de l’auteur, avec notamment Barthes et Foucault. Mais chez ces deux penseurs, il s’agissait de mettre en avant le lecteur et de révéler le poids de la structure dans la production d’un texte. Avec l’Internet et le Web, la mort de l’auteur n’est plus seulement une position intellectuelle mais aussi un fait, ou plutôt l’effet secondaire de la structure même d’une innovation technologique. Avec le Web, le contenu a pris le pas sur sa source, plus précisément la structure hypertextuelle du Web a rendu la source anecdoctique.

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Pourquoi l’Internet et le Web en particulier ont-ils transformé la notion d’auteur, et par-là même du savoir ? Au début du Web, en 1993, paraissait cette phrase – désormais bien connue tant elle a été détournée par la suite – de Peter Steiner : « On the Internet, nobody knows you’re a dog ». Mais tout commence avec les débuts de l’informatique. Dès 1950, Alan Turing, dans l’article « Computing machinery and intelligence », soutient l’idée que l’homme se trouvera un jour dans l’incapacité de discerner l’intelligence humaine de l’intelligence de la machine. Turing propose un test qui consiste à faire converser à l’aveugle un être humain avec un ordinateur et un autre humain. Si le premier humain n’est pas capable de dire qui est l’ordinateur et qui est l’être humain, on peut considérer que le logiciel de l’ordinateur a passé avec succès le test. En fait, aucun logiciel n’a jamais réussi le test de Turing. Cette indiscernabilité de la nature de l’auteur d’un message est une idée régulatrice, non une réalité. Rapportée à l’Internet, c’est-à-dire à la mise en réseau des machines informatiques, cette idée devient un principe. Rapportée au Web, à un réseau infini et indéfini de pages écrites par une infinité d’auteurs, cette idée devient un fait.

En tant que récepteurs, les internautes n’ont alors d’autres choix que de faire confiance et de supposer que leur interlocuteur est bien réel, qu’il y a bien quelqu’un derrière la machine, que la personne – entendez le masque – qui se présente à eux sur un forum par exemple cache bien un visage humain, bref qu’il n’y a pas de fantôme dans la machine. En réalité, un doute est toujours possible. Et ce possible-là constitue le paradigme de toute communication avec l’Internet, et avec le Web en particulier. Le Web évacue la question du discernement de l’identité pour laisser place à ce qui est écrit. Avec le Web, nous sommes passés d’une valorisation de l’écrit en fonction de son auteur, nommé et marqué socialement ainsi que sexuellement (prénom, nom, qualité), à une valorisation de l’écrit par le fait de sa seule circulation, chaque lecteur devenant alors le médium d’un écrit qui peut venir de n’importe où et de n’importe qui (par le commentaire, le tweet, le rétrolien, etc.) En quelque sorte, l’écrit prend sa valeur non par l’émetteur mais par le chemin qui le mène de l’émetteur à la réception universelle. Avec le Web, chacun peut alors écrire – c’est-à-dire faire exister – un nom, lequel pourra avoir une existence propre, grâce notamment aux moteurs de recherche qui le référenceront, une existence qui ne sera pas nécessairement reliée aux autres noms. C’est en raison de ce paradigme que le nom de Mouchette, du site www.mouchette.org, a pu exister de 1996 à 2010 sans qu’il soit associé au nom de sa démiurge, Martine Neddam.

Que devient alors le nom avec le Web ? C’est le marqueur d’une unité de temps. Le nom n’a pas disparu, il a seulement changé de nature. Du point de vue du corps de l’internaute, le Web c’est du temps. Du temps des machines, du temps des requêtes mais aussi du temps passé par un corps qui remplit un rôle. Or les rôles avec le Web sont multiples. Et dans la mesure où avec le Web, il est possible de donner un nom différent pour chaque rôle, les noms, comme les rôles, peuvent être multiples. Pour reprendre Wittgenstein, je dirais que les noms s’écrivent au fil de la multiplicité des jeux de langage propres au Web et à l’Internet. Dans une même journée, vous pouvez envoyer des emails professionnels à votre nom, tweeter à votre nom – ou pas, avoir un profil Facebook à votre nom – ou pas, jouer en réseau avec un autre nom, être sur second life avec encore un autre nom, être l’ « auteur » d’un blog avec un nom mais commenter les billets des autres blogs avec un autre nom, etc… Bref, vous pouvez avoir autant de noms que de rôles, autant de noms que de jeux de langage.

Si vous passez plus de temps sur second life qu’au bureau, quel est alors votre vrai nom ? L’idée d’un nom unique pour désigner un même être humain est une chose du passé. Rappelons ici l’origine de ce « vrai » nom que l’on distingue des « faux ». En France, le nom de famille devient obligatoire au 16e siècle, en 1539, plus de 80 ans après les premières impressions typographiques. Ce sera l’ordonnance de Villers-Cotterêts. François 1er impose l’enregistrement des noms de baptêmes dans les registres de l’Eglise catholique. L’objet de cette ordonnance est culturel et politique. Culturelle : elle impose la langue française à tous les actes juridiques. Politique : elle institue une identité sociétale par l’unité d’un peuple par la langue, même si à cette époque, on parle des langues de France. L’article 51 précise que le nom est inscrit « en forme de preuve », autrement dit, il identifie le corps humain auquel il est attaché, établissant ainsi la distinction entre le « vrai » nom et le « faux » nom – ou pseudonyme. C’est cette distinction que remet en cause le Web.

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L’enjeu de cette remise en question n’est pas seulement littéraire ou artistique. Il touche de près la politique, le droit, l’économie. Il touche des notions aussi fondamentales dans notre vision du monde que celle de citoyen ou d’individu.

Faisant suite à l’utilisation de l’écriture alphabétique, les Athéniens inventent le citoyen, partie sécable d’un ensemble appelé la Cité qui toutefois demeure première par rapport au citoyen. Chez les Athéniens, la question politique est portée par écrit. Autant dire que la politique devient l’objet de tous ceux qui savent lire et écrire, chacun pouvant discuter de la justesse et justice des lois.

Avec l’imprimerie, les Modernes inventent l’individu social et politique, l’individu étant le concept permettant de penser la génèse des sociétés, qui, selon les théories du contrat social, seraient l’agglomération d’individus qui lui seraient prééxistants. Mais l’individu ne pourrait pas être s’il n’était assis sur un corps conçu dans son unité métaphysique. Nous la trouvons chez Hobbes mais aussi chez son premier critique, Descartes, chez qui la conscience, ou le moi, est une réalité unique et continue à travers le temps, dont la continuité est garantie par la création continuée du monde par Dieu. Cette unité et continuité de la conscience fonde à la fois l’individualité et la notion de responsabilité, qui servira de présupposé au capitalisme, dont la marque symbolique est la signature apposée en bas de tout contrat synallagmatique. La théorie qui en découle : l’individualisme – c’est-à-dire la théorie de l’individu, qui apparaît – elle aussi – au 16e siècle et se développe au 17e siècle, permettra d’asseoir une théorie de la propriété intellectuelle et de la propriété tout court. Littérairement parlant, cela s’est traduit par une auteurisation de l’écriture, par un « deal », comme l’a suggéré Foucault, entre le pouvoir royal et les écrivains, le premier obtenant un droit de regard sur ce qui est publié, les seconds des droits moraux et économiques sur leurs écrits.

L’identité moderne naît dans ce contexte, dont les trois piliers sont une technologie devenant un environnement culturel : l’imprimerie ; un postulat juridique : la distinction entre le « vrai » nom et le faux « nom » ; une théorie à la fois métaphysique et politique : l’individualisme. Cette identité associe (selon un rapport mathématique classique) un corps propre et un nom propre. Enrichie par et nourrissant des techniques d’identification, elle se déploie peu à peu dans des savoirs sociaux et biologiques. Si jusqu’au 18e siècle, l’individu est métaphysique et politique, il devient au 19e siècle, social et biologique. Au 20 et 21e siècle, les techniques d’identification politique (la carte d’identité – émanation de l’état-civil), celle de l’identification sociale (la carte d’assuré sociale) et l’identification génétique (l’ADN) convergent vers un seul point. L’idée d’une carte unique regroupant l’ensemble des données d’un même corps et de son masque social – cet ensemble s’appelant une personne – est alors en route. Pourtant, il s’agit là d’une vision déjà dépassée de l’identité qui s’incarne dans l’acte civil de naissance.

En découplant le discours de son émetteur, en rendant possible la multiplication des identités et l’anonymat, le Web rend caduc le concept de l’identité unique. Pourquoi parler des identités puisque dans leur multiplicité et leur métamorphose infinie et indéfinie elles n’identifient plus rien ? Avec le Web, les corps cessent d’être des individus pour devenir des singularités ponctuelles et éphémères, qui n’existent que le temps d’un role-play. Chaque corps est inter-dépendant des autres et agit comme un transformateur sophistiqué. Aux autres corps et aux autres machines, il redistribue l’électricité qu’il a reçue – matière première des machines – selon ses valeurs et sa propre temporalité. Le corps ne fait désormais qu’un avec le réseau. La conséquence la plus visible et la plus récente de ce renversement de l’identité est la Révolution Tunisienne. Je ne soutiendrais pas ici que les causes des révolutions arabes, même celle de la Tunisie, est l’Internet. Parlant de la Tunisie, je dirais simplement que le Web a fait comprendre à chaque Tunisien qu’il n’était pas un individu isolé face au régime, mais un ensemble de singularités unies par des souffrances communes partageables grâce à une page Facebook. Quand vous découvrez que vous êtes plusieurs milliers à partager la même oppression, vous savez que vous ne serez pas seul le jour où vous manifesterez. La libre expression anonyme ou pseudonyme est l’arme des singularités. Et le Web garantit cela jusqu’à un certain point.

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Les Etats modernes, fondés sur l’individualisme démocratique, ont rapidement pris conscience de ce bouleversement, sans en mesurer cependant toutes les avancées politiques et culturelles. Depuis plusieurs années, la France, pour ne prendre que cet exemple, s’arme d’un appareil législatif destiné à protéger la notion d’identité. DADVSI, LSI, LSQ, HADOPI, LOPPSI – et j’arrête là la série des acronymes qui ont tenté – je dis bien « tenté », car quiconque souhaite dissimuler l’identifiant de sa machine le peut avec les logiciels adéquats – de légiférer sur – en réalité de limiter – les libertés des internautes ; législation qui s’accompagne généralement de procédures d’identification des internautes délictueux. Le point d’orgue de cette législation est sans doute le Décret n° 2011-219 du 25 février 2011, application de la « Loi pour la Confiance dans l’Economie Numérique », qui exige des fournisseurs d’accès à l’Internet qu’ils conservent pour chaque ouverture de compte – un an après la fermeture des comptes – « l’identifiant de la connexion ; les nom et prénom ou la raison sociale ; les adresses postales associées ; les pseudonymes utilisés ; les adresses de courrier électronique ou de compte associées ; (…) le mot de passe ainsi que les données permettant de le vérifier ou de le modifier, dans leur dernière version mise à jour ». Plus le Web dissout la notion d’identité en limitant l’identification des internautes, plus les Etats modernes démocratiques renforcent juridiquement cette notion et les moyens d’identifier les internautes par différents procédés techniques.

De son côté, le 4 août 2010, Eric Schmidt, le PDG de Google déclarait : « Si je regarde suffisamment vos messages et votre localisation, et que j’utilise une intelligence artificielle, je peux prévoir où vous allez vous rendre. Montrez-nous 14 photos de vous et nous pourrons vous identifier. Vous pensez qu’il n’y a pas quatorze photos différentes de vous sur Internet ? Il y en a plein sur Facebook ! » (…) « La seule manière de gérer ce problème est une vraie transparence, et la fin de l’anonymat. Dans un monde où les menaces sont asynchrones, il est trop dangereux qu’on ne puisse pas vous identifier d’une manière ou d’une autre. Nous avons besoin d’un service d’identification personnel. Les gouvernements le demanderont ». L’argumentation d’Eric Schmidt est claire. Premièrement, nous avons les moyens techniques de vous identifier, il ne sert à rien de vous cacher ; deuxièmement, le Web est devenu trop puissant et le monde trop dangereux pour qu’ils soient confiés aux libres pulsions des êtres dissimulés. Le Web est un « espace public », qui ne saurait être laissé sans surveillance. Mais l’essentiel est peut-être ailleurs. De par leur modèle économique qui repose sur la propriété des profils, de leurs données et de leur marchandisation, la valeur économique d’une entreprise du Web 2.0., comme Facebook, dépend du nombre de comptes créés. Et l’on sait qu’en la matière les données croissent de manière considérable. Mais combien d’individus réels correspondent aux profils créés sur les réseaux sociaux? La tendance pseudonymique ou hétéronymique propre au Web 2.0. rend les fondements même de la nouvelle économie des réseaux sociaux plus fragile qu’elle n’y paraît. En d’autres termes, ce qui a rendu possible le concept du Web 2.0 menace aujourd’hui son économie. Ainsi, dans une alliance objective, les Etats et les multinationales du Web s’allient pour réclamer la fin de l’anonymat.

Si l’art du réseau est l’art de la mystification, c’est parce que la société est en train de démythifier la série de présupposés politiques, économiques et culturels, sur lesquels s’étaient construites ces activités depuis la Renaissance. L’art du réseau est l’art de son époque. Il rit des effets produits par le Web. Il rit de l’impossibilité d’en finir avec l’anonymat. Si l’art du réseau n’échappe pas à la règle de la mystification artistique, à savoir réfléchir et jouer avec son médium technique, il en renouvelle toutefois la nature car les confusions identitaires avec lesquelles il joue interrogent bien plus que l’écosystème spécifique de la création littéraire ou artistique. Dans l’art du réseau, l’art du faux devient politique, économique, culturel. Nous rions des propositions artistiques du réseau parce que les artistes ont découvert une nouvelle manière de faire de la politique, une nouvelle façon de mettre à jour publiquement le jeu des puissances politiques, culturelles et économiques, mais aussi et surtout d’en révéler par l’absurde les tactiques. Certes nous rions comme rit le public au théâtre, mais nous rions aussi, nous public de la scène Internet, comme un peuple savoure chacune de ses victoires dans la lutte pour la liberté des corps singuliers (et des pensées) qui le composent. En espérant seulement que nous n’ayons pas un jour à en pleurer.

Emmanuel Guez, 30 mars 2011.