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Les écritures du web – identité et fiction

« Les écritures du Web – identité et fiction » est le titre de mon intervention à la sonde 01#10 – comme il vous plaira, à L’Usine (Centre National des Arts de la Rue et de l’Espace Public) du Grand Toulouse, en partenariat avec la Boutique d’écriture du Grand Toulouse. Ce qui suit est le texte préparatoire de ma causerie.

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Qui suis-je ?

Ceci (n’)est (pas) ma page Facebook. Vous y trouverez tout ce qu’il vous faut connaître sur moi. Sinon, amusez-vous à chercher « emmanuel guez » sur le moteur de recherche de Facebook, car des « emmanuel guez » il en existe au moins trois. Et c’est encore mieux si vous le cherchez sur Google. Sur Google, en 0,12 secondes, vous allez trouver 17500 « emmanuel guez ». Il est probable qu’il existe des « emmanuel guez » qui ne soit pas moi.

Existences

Je voudrais aborder devant vous complètement autre chose : la création d’existences fictionnelles. Non pas au sens où quelque chose existe mais au sens où quelqu’un existe par la fiction. Avec les média pré-numériques, tout était à peu près clair : il y a avait les existences qui lisaient et écrivaient  et il y avait les êtres de fiction qui étaient écrits par des auteurs.

La création impliquant les média pré-électroniques (la littérature imprimé, par exemple) a essayé à un moment ou à un autre de mêler les deux types d’existence. Pour ce qui est de la littérature, pensons à Dante, à Nerval, à Flaubert (s’il est vrai qu’il a pu s’exclamer « Madame Bovary c’est moi »), et bien sûr, à Pessoa et ses avatars, pardon, ses hétéronymes.

J’évoquerai aussi le livre d’Emile Ajar, Pseudo et surtout cet ovni de Hildesheimer : Marbot. Hildesheimer a écrit une fausse biographie d’un faux théoricien de l’art qui s’appelle Marbot. Hildesheimer l’a écrit après celle qu’il avait écrite sur Mozart. Hildesheimer donne vie à Marbot. Le plus intéressant c’est qu’il lui donne une image – on verra plus tard pourquoi c’est important (une iconographie – un prétendu croquis par Delacroix). Dorrit Cohn (Le propre de la fiction) fait de Hildesheimer l’inventeur de la biographie fictionnelle historisée. Jean-Marie Schaeffer, dans Pourquoi la fiction ?, ajoute que la biographie hildesheimerienne fonctionne trop bien et donc échoue : le lecteur n’a aucun moyen de savoir que c’est une fiction. Pour Schaeffer, l’objectif est ratée : pour jouir de la fiction, il faut instaurer un cadre pragmatique désignant la fiction.

Revenons à mes existences du Web, celles que l’on peut créer à notre guise avec le Web et les réseaux sociaux. Le cadre formulé par Schaeffer n’existe pas concernant le Web. Car le cadre pragmatique du Web, et d’une manière plus générale de la relation homme-machine informatique, rend justement indiscernable l’identité de l’émetteur et donc la distinction entre réalité et fiction. C’est ce que le célèbre dessin de Peter Steiner, On the Internet nobody knows you are a dog, résume très bien. Force est de constater que les écritures du Web ont généralisé un type de relation qui déplace la frontière séparant la réalité et la fiction, séparant les conditions matérielles d’existence et les conditions de « feintise ludique partagée » (je reprends ici la définition de la fiction par Schaeffer).

Écritures du Web

Le Web, c’est un réseau de machines qui communiquent entre elle, des machines qui peuvent donc lire et se lire. Le Web est lui-même une immense écriture, un texte immense et ramifié, un hypertexte si vous préférez, écrit dans quelques langages informatiques qui, en dernière analyse, expriment des 0 et des 1, c’est-à-dire par du courant électrique circulant dans différents composants électroniques. Le Web est donc lui-même une écriture écrite dans une langue spéciale faite pour qu’une machine comprenne ce qu’une autre dit. C’est grâce à cette langue que nous pouvons écrire et nous écrire par machine interposée.

Cette nouvelle manière d’écrire fait naître de nombreuses possibilités. Rapidement, je n’en rappellerai que trois et m’arrêterai sur une seule.

1. La première possibilité ne touche pas spécifiquement au Web mais seulement aux machines informatiques.

Ce qu’il y a de nouveau dans cette machine d’écriture par rapport aux précédentes (manuscrit, imprimerie, machine à écrire, téléphone, cinéma), c’est qu’il est possible d’ordonner aux machines qu’elles produisent du texte par elles-mêmes. Les poètes se sont très vite intéressés à cela, avec la poésie générative par exemple.

2. La deuxième possibilité qui ne touche pas non plus spécifiquement le Web, mais a pris une ampleur considérable avec les plates-formes comme myspace et youtube, tient à la nature de ce qui est écrit.

On ne peut pas réduire les écritures du Web au texte que nous avons l’habitude de lire quand nous lisons un livre, un journal ou une lettre. Très souvent on réduit les « écritures du Web » aux emails, aux articles pour les blogs, aux commentaires, aux posts dans les forums. Mais, dans la mesure où l’écriture réelle du Web, est du code informatique, il est bien égal à ce code de produire ce que nous appelons un mot ou une image – fixe ou animée ou encore un son. Sur Facebook, le mur n’est pas seulement un support pour des mots mais aussi pour des sons et des images. Tout cela brouille l’idée d’une littérature qui ne s’adresserait qu’à un seul sens.

3. La troisième tient à la relation homme-machine.

La possibilité que l’homme se trouve un jour dans l’incapacité de discerner l’intelligence humaine de l’intelligence de la machine fait naître un nouvel espace littéraire. Tout le monde connaît le film Blade Runner construit sur cette idée d’indiscernabilité de la nature de l’auteur d’un message (homme ou machine). Cette idée a été formulée dès 1950 par le mathématicien anglais Alan Turing dans son article Computing machinery and intelligence. Turing propose un test consistant à mettre en confrontation verbale un humain avec à la fois un ordinateur et un autre humain. Si l’homme qui engage les conversations n’est pas capable de dire qui est l’ordinateur et qui est l’autre homme, on peut considérer que le logiciel de l’ordinateur a passé avec succès le test. Dans les faits, aucun logiciel n’a jamais réussi le test de Turing (certains réussissent mieux que d’autres, ex. : Alice). Peut-être parce que justement il s’agit d’un test (quand on ne sait pas qu’on a affaire à un test, on se laisse tromper plus aisément – comme c’est le cas avec AIM (aolchat) par exemple). Le test dit de la machine de Turing constitue à nos yeux le paradigme de tout rapport entre les existences du Web.

L’indiscernabilité ontologique de l’auteur du message

Cette indiscernabilité de l’auteur, tous les internautes assidus la connaissent bien et jouent avec. Pour moi, elle est irréductible car elle tient à la relation homme-machine telle qu’elle a été établie par Alan Turing.

Mais l’essentiel n’est pas de savoir qu’un jour une machine pourra ou non tromper un être humain mais de savoir que toute interaction humaine via les ordinateurs modifient la nature des rapports entre les êtres humains.

Il n’est pas question de dire que les machines peuvent se substituer aux hommes pour des fonctions de communication – ce sera sans doute vrai un jour mais ce n’est pas à l’ordre du jour, mais de dire que la communication entre les êtres humains change de nature, dès lors qu’ils sont en communication entre eux par l’intermédiaire de ces machines-là. En tant que récepteur, les interlocuteurs n’ont d’autre choix que de supposer que l’auteur du message est bien réel. Qu’il y a bien un quelqu’un derrière la machine, que l’être qui se présente à eux sur un forum est bien un homme ou une femme… Bref qu’il n’y a pas de fantôme dans la machine.

La communication par le Web repose sur un mélange de confiance et de suspicion. Il est certain que la question de la confiance deviendra bientôt une question majeure pour la pérennité du réseau. Peut-être sera-t-elle, comme la communication et les échanges, machinée à son tour ? Chacun sait que l’irréel est une possibilité (Facebook regorge de spams, de faux profils et d’avatars incertains) et aucun message ne pourra assurer au récepteur que l’émetteur n’est pas une machine de Turing. La conséquence première de ce principe d’indiscernabilité, c’est que le fait de se demander à qui l’on a à faire devient secondaire. Du point de vue du médium lui-même, le Web évacue la question de l’identification pour laisser place à ce qui est écrit. Ontologiquement parlant, je suis ce que j’écris et seulement cela. Et peu importe si je est un autre.

Tout n’est pas fiction

Une erreur d’interprétation consisterait à conclure qu’avec le Web tout est devenu fiction.

Comme le rappelle Jean-Marie Schaeffer, le test de Turing suppose que dès lors qu’une imitation ne peut être distinguée de l’activité imitée, il n’y a plus de différence pertinente entre les deux. Or l’incapacité de distinguer deux faits n’implique pas qu’il y ait identité entre les deux. Schaeffer écrit que si le papillon était un rapace, il n’aurait pas besoin d’être pris pour un rapace, il aurait au contraire intérêt à ce qu’on ne le prenne pas pour un rapace. Le fait qu’on ne distingue pas la réalité du semblant fictionnel ne change rien au fait qu’il y ait d’un côté la réalité et de l’autre le semblant fictionnel. Toutefois le semblant n’est pas non-être, il est tout aussi réel que la réalité pour le récepteur, pour le rapace qui voit le papillon. À ce propos, je dirai que le Web n’a pas supprimé les rapaces et les papillons. Mais tel un rapace, l’internaute ne voit au sein du web que d’autres internautes. C’est la limite de Google, son effet pervers. Google mélange les rapaces et les papillons, pour le bonheur des papillons qui se cachent des rapaces.

De la démultiplication de soi à la question politique

Ce principe d’indiscernabilité rend possible la démultiplication de soi, sous plusieurs formes allant du pseudonyme à l’hétéronyme.

D’un point de vue psychologique, Sherry Turkle a été la première à évoquer l’expérience de la multiplicité de l’identité et cette méta-personnalité rendue possible par le Web. À sa suite, plusieurs chercheurs ont abordé la question sous différentes facettes : psychologiquement (la représentation de soi), sociologiquement (les stéréotypes sociaux), anthropologiquement (la tyrannie communicationnelle), etc.

Pour comprendre ce qui était en train de se produire, on a même ressorti les vieilles théories bergsoniennes sur l’irréductibilité du moi à ses expressions sociales et communicationnelles. Ainsi, Pierre Mounier, dans une explication psychologisante, soutient l’idée que l’utilisation de pseudonymes pour s’exprimer n’est pas uniquement un moyen de se cacher, d’éviter d’assumer civilement la responsabilité de ce qu’on a écrit sur le net ; c’est surtout un moyen de rendre compte de l’absence de coïncidence entre l’identité définie par l’état-civil, la position professionnelle ou la vie sociale, et le fait de prendre la parole par l’intermédiaire de l’écriture de réseau.

En réalité, l’indiscernabilité ontologique de l’auteur donne naissance à une double problématique : la première est esthétique et se retrouve dans l’art ou la littérature internet (Martine Neddam – Mouchette [1], Agnès de Cayeux – Alissa, Julien Levesque – Facebook Story – ou moi-même… [2]) ; la seconde est politique. Ce avec quoi jouent les artistes aujourd’hui, parfois à des fins politiques (®™ark, Yes Men [3], Janez Jansa…), deviendra bientôt un problème politique général. C’est pourquoi je voudrais maintenant m’arrêter sur les enjeux politiques, juridiques et artistiques de cette nouvelle possibilité née avec les écritures du web.

Notre condition humaine est à la fois un existentialisme pluriel et un matérialisme technique.

D’un point de vue politique, je dirai que nous changeons de mode d’aliénation. Un glissement de pouvoir reposant sur l’identification (civile, biologique etc.) vers un pouvoir reposant sur le contrôle des données informatiques. Notre être est aliéné dans la mesure où le moi peut à chaque instant devenir un autre. Le moi connecté n’est pas un mais plusieurs : l’aliénation est devenue son essence – la constatation d’une identité unique et permanente dans le temps relève déjà du passé.

L’idée que je défends c’est que cette pluralité du moi connecté se comprend par son besoin d’activité. La moi connecté est activité. Le moi connecté est un assemblage d’activités pour des activités multi-tâches (à l’instar des multiples fenêtres ouvertes sur l’écran de l’ordinateur). Le moi connecté ne connaît pas la vie présente mono-orientée, pour reprendre l’expression de Katherine Hayles. Etant défini par ses activités, le moi connecté est aussi ses projets ; je suis mes projets et mes autres noms peuvent mener différents projets. Notre condition humaine est à la fois un existentialisme pluriel et un matérialisme technique.

Je vais ici éclairer mon propos. Le nom n’est désormais rien d’autre qu’un signe communicationnel pour différencier un être dans le flux. S’il y a une identité, ce n’est pas entre le moi et un nom mais entre un projet et un nom. Imaginons une certaine Claude Dupont. Dans une même journée, elle s’appelle Beatrice30400 : elle joue à séduire un homme en chattant avec lui sur Meetic. Elle travaille (ce que d’ordinaire on appelle IRL) et sur son lieu de travail, on l’appelle par son patronyme. Elle joue en ligne – elle s’appelle Treza et joue à World of Warcraft : son projet est d’atteindre un certain niveau en prenant la forteresse de kil sorau. Pendant toute la journée, Claude Dupont, Beatrice et Treza ont échangé avec leurs amis sur Facebook ou Msn. Elle a twitté. Quel est son nom réel ? Si vous répondez Claude Dupont, alors vous considérez que ses autres activités ne sont pas réelles. Que le jeu et la séduction ne font pas partie du mode réel de l’existence. Parce que vous considérez que le jeu et la séduction – qui se font désormais en ligne – ne produisent rien socialement.

De nombreux théoriciens ont souligné l’effacement de la sphère du privé et du public. Il faudra s’habituer à voir les deux s’entremêler. À l’instar des fourmis qui changent d’identifiants chimiques lorsqu’elles changent de tâches (Dominique Lestel), l’homme connecté, l’homme du Web, change de nom selon la nature de ses projets. Si je suis la pensée de Dominique Lestel en l’extrapolant – il ne s’y reconnaîtra sans doute pas, je dirai que le nom de famille – l’état civil – appartient à un stade de l’évolution qui est déjà du passé. Et c’est sûrement la raison pour laquelle, notre société est obsédée par les identifiants de toutes sortes, la vidéosurveillance, le renouvellement des cartes d’identité sans parler d’un débat en cours sur l’identification des internautes, comme s’il fallait s’assurer de l’existence des êtres et de leur identité commune.

Pour conclure je dirai que lors de la précédente sonde, en avril 2009, nous étions en plein débat sur Hadopi, sur la propriété intellectuelle battue en brèche par les réseaux. Désormais le débat porte sur l’identité. Ces débats ne viennent pas comme cela. Bien sûr il s’agit d’une question politique, mais pas seulement. Il y a une crise de l’identité, du genre, du nom, de la filiation. Nous sommes à un basculement culturel majeur, qui est proche de celui qui nous a imposé un nom de famille à la Renaissance ou à la généralisation de l’état civil à la Révolution. Nous avons désormais plusieurs vies. Comme dans les jeux vidéo.

Hétéronymie

L’hétéronymie est amené à devenir à plus ou moins long terme le mode normal d’existence. Je citerai ici Douglas Coupland, dans Microserfs, un ouvrage de 1997 : « J’adhère à la théorie Tootsie : si vous vous concoctez une méta-personnalité convaincante sur le Net, alors vous êtes cette personnalité. De nos jours, il existe si peu d’éléments pour attribuer une identité à quelqu’un que la gamme d’identités que vous inventez dans le vide du net, le menu de vos « soi » alternatifs, est vous. Un isotope de vous. Une photocopie de vous ».

Comme toute photocopie, l’hétéronyme n’est pas l’original mais dépend de lui. Vous comprenez qu’ici distinguer l’identité réelle et l’identité fictionnelle n’a plus vraiment de sens. Le rapport du moi à ses noms multiples est de l’ordre d’un rapport qui n’est pas celui de la réalité / fiction (ni d’ailleurs du clonage, ce qui serait une manière de poser la question en termes d’identité), mais plutôt en termes d’activité et de rôle. J’ajouterai ici, sans développer, que le concept « IRL » (In Real Life) répond simplement à une identification liée aux exigences synallagmatiques de l’économie capitaliste qui suppose cette vieille signature qui nous rend responsables de nos contrats.

Au-delà de la question artistique, l’enjeu de l’hétéronymat est bien politique et juridique. Sur le site Internet actu, Daniel Kaplan, après avoir rappelé que l’hétéronymat vient des pratiques littéraires (Pessoa), définit l’hétéronymat comme étant des pseudonymes riches, durables, crédibles.

« La différence avec l’anonymat, bien sûr, est que l’auteur est nommé et reconnaissable – mais ce nom ne correspond pas à son identité civile. La différence avec le pseudonymat est de degré : l’hétéronyme s’inscrit dans le temps, il s’invente une histoire passé et se construit une réputation, des relations, une œuvre, bref une existence dense et autonome. En ligne, on pourrait dire qu’un pseudo devient hétéronyme quand il existe de manière cohérente pendant longtemps et sur plusieurs sites, quand il commence à se raconter comme une personnalité à part entière et plus encore, quand il acquiert une capacité de transaction, marque de la confiance » [4].

L’hétéronymat répond à une exigence avant tout existentielle, comme un effet du médium lui-même : un hétéronyme existe dans la pluralité de ses projets et de ses pseudonymes. Certes le Web, et notamment le Web plateforme (dit « 2.0 ») offre à chacun la possibilité de se donner une existence hétéronymique. Mais à ce jour, l’hétéronymat n’est pas un mode d’existence qui correspond aux exigences de la vie sociale et économique actuelle. Le moi se confond encore avec l’individu, figure centrale de tout contrat et de tout Etat moderne et non post-moderne. S’il est vrai qu’un individu doté d’un pseudonyme peut contracter avec un tiers, sur ebay par exemple, le droit commercial lui impose cependant d’associer ce pseudonyme à son patronyme. Ce qui ne veut pas dire qu’il en sera toujours ainsi. L’hétéronyme numérique prendra politiquement son envol le jour où il s’agira d’échapper à la logique d’identification des individus par l’État qui seul justifie la validité du contrat synallagmatique. Le jour où cette validité – i.e. la confiance – entre deux contractants pourra se faire sans la présence de l’État, la notion de patronyme disparaîtra.

Emmanuel Guez, 29 janvier 2010.

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[1] La création d’existence dite virtuelle par Martine Neddam : le risque Google. Mouchette. David Still, Xiao Qian.

David Still c’est un nom, une adresse URL, des images, et des récits, un CV, tout indique que David Still existe en chair et en os. En réalité, il n’existe qu’avec le web.

Virtuel ? Il est réel : Qui dit que quelque chose est réel : un nom, une photo, une page web, une occurrence google. La différence avec Marbot, c’est que le dispositif interactif propre à la lecture hypertextuelle (par des liens) fait de David Still un fait : son auteur c’est lui-même (rien dans le site n’indique la présence de Martine Neddam – i.e. l’auteur a définitivement disparu). Sa réalité repose sur l’écriture. Mouchette, David Still révèlent l’indiscernabilité (et l’insaisisabilité – si problématiques aux yeux du pouvoir politique) des écrivains du Web.

Le problème de David Still, c’est Google, ou plutôt le fait que l’œuvre ait été instituée en tant qu’œuvre. La force de Mouchette, c’est que Martine Neddam ne s’est jamais révélée en tant qu’auteur pendant 4 ans. Mouchette soulève la question du cadre pragmatique dans lequel toute fiction opère.

Tout cela peut sembler proche de l’imposture. Erving Goffman a souligné combien la fabrication de l’image de soi est de même nature que celle que l’on utilise pour une imposture. On ne dira pas que dans l’espace du Web tout est imposture. De par sa nature, le Web neutralise la distinction entre la posture et l’imposture. L’art du fake correspond à un jeu identique à celui du test de Turing. Tout imposture est une posture. C’est une existence en soi.

[2] Le projet de Martine Neddam est limité à la création de sites Web. D’autres artistes créent des existences en les formalisant dans des temporalités propres aux réseaux sociaux, dans Second Life par ex. : Alissa d’Agnès de Cayeux. D’autres projets ont créé ces existences avec le Web des forums et des réseaux sociaux, c’est le cas d’illusion.com, de mes travaux ou d’une certaine manière de Julien Levesque sur Facebook.

Cet art s’apparente selon moi à l’art de la sculpture. L’artiste modèle son sujet. Comme dans le modelage, il s’agit d’ajouter et de retirer de la matière. Ici il fait exister tel être en plein (ex. : en publiant une image), ailleurs il la fait exister en creux (ex. : par la simple suppression d’un commentaire – la biffure étant la marque du repentir d’une personne réelle qui a pris conscience des dangers que représente le Web pour sa réputation).

Les outils de l’artiste ne sont pas les ciseaux et les grattoirs mais les outils de la visibilité du web 2.0. Joue sur l’image de soi et l’auto-référencement. Pour mieux cerner ce que peut être une existence sur le Web, nous renvoyons le lecteur au travail réalisé par Dominique Cardon, « Le Design de la visibilité : un essai de typologie du Web 2.0 ».

[3] Il est facile de se faire passer pour quelqu’un d’autre. C’est un des nouveaux pouvoirs donner à l’homme. Avec le Web et en dehors, dans la mesure où le Web devient peu à peu la source première d’informations de l’humanité – avec sa fragilité d’ailleurs. C’est ce qui a rendu possible les Yes Men et leur projet Identity correction. Jouent sur la vitesse de la circulation de l’information due au flux continu d’informations sur le web.

[4] Cette définition de Daniel Kaplan fait suite au Rapport du Sénat de Yves Détraigne et Marie Escoffier, « La vie privée à l’heure des mémoires numériques ». Les auteurs s’appuient quant à eux sur les travaux du programme « Identités actives » de la FING (Marseille) afin de proposer un droit à l’hétéronymat.